3.
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Le cimetière se vida. Le besoin de revenir au village se faisait pressant et nous empruntâmes le sentier qui longeait l’escarpement rocheux. La nuit était trop cristalline pour nous offrir un véritable camouflage. Les bourrasques nous aveuglaient. On s’enfonçait dans l’épais anneau vert qui entourait d’un demi-cercle le hameau. Dans le lointain, je devinais les cimes du mont Arraiz. Les vagues en furie giflaient le canot d’Intrepido qui s’éloignait vers l’Est. La coque de l’embarcation plongeait pour disparaître derrière chaque déferlante. La mer Cantabrique était déchaînée. Elle tailladait les versants escarpés du rivage. On s’engouffra dans le cœur des ruelles pentues. Elaïa tapota ma main et me montra le collier qui brillait sous l’œil de lumière du Riberamune, lorsqu’une voix ferme nous interpella :
— Halte ! Qui est là ?
La lueur éclairait la petite place du parapet. On plongea derrière des paniers en osier. Les sentinelles se rapprochèrent à grandes enjambées.
— Je la reconnais ! C’est la fille qui nous a refourgué le sac de tourbe, s’écria Diego.
— Attrapons-la !
Elaïa se mordilla les lèvres et se lova dans mes bras.
— Ils m’ont repéré. Je suis foutue !
— Ne fais pas tant de bruit ! Ces idiots ne savent pas où nous sommes.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien, tais-toi. Les gris sont juste à côté de nous.
— Laisse mes cheveux tranquilles.
— Chut !
— Bixente, tu me fais mal. Ton genou est appuyé sur ma cuisse.
— Je ne peux pas bouger.
Elle me refoula avec force alors qu’une douleur aigüe lui transperçait la jambe. Elle grimaça.
— Bixente, je ne suis pas un tapis !
Dans le dernier cri que poussa Elaïa, j’entendis le bruit du pas des bottes qui se rapprochait. Je l’empoignai par le poignet et alors que mon cœur battait comme un tambour, je l’entraînai derrière moi le long des quais.
— Suis-moi !
On se faufila entre les filets de pêche, on sauta par-dessus les paniers en osier. Les deux sentinelles se lancèrent à nos trousses. Nous étions emportés dans un tourbillon frénétique, tandis que les gardes peinaient à nous imiter.
— Francisco, pourquoi dois-je continuer à faire équipe avec un boiteux ?
— Tais-toi abruti, ils sont en train de nous échapper.
J’hésitai sur le chemin à emprunter, avec la peur qui m’empêchait de reconnaître les rues du village. Elaïa courut à mes côtés et, confiante, me tenait la main. Au contour d’une venelle, un muret haut d’un bon mètre barrait notre fuite. Diego hurlait sur nos pas.
— Cette fois, les voici piégés comme des rats !
Je jetai un bref coup d’œil en arrière, et seuls les deux gardes armés se précipitaient derrière nous à une trentaine de coudées. Je savais que je devais agir vite. D’une puissante bourrade de l’épaule, j’envoyai batifoler Elaïa par-dessus le brise-vent. À mon tour, je tâtai les pierres qui offraient quelques prises, et calai mes pieds dans les trous, enfonçai mes doigts dans les cavités. Je plaquai ma poitrine contre la paroi en moellons, et l’escaladai avec la souplesse d’un chat. Les militaires arrivèrent sur place complètement essoufflés. Leurs tuniques imbibées de sueur leur collaient à la peau. Les deux larrons s’immobilisèrent, les mains reposées sur les genoux. Ils avaient les muscles endoloris, et haletaient d’épuisement. Diego respira un grand coup, se redressa et appuya sa botte sur une caillasse désaxée. Elle décrocha. Le bougre s’écroula et roula avec tout son barda au bas de la murette, en ravalant un geignement. Le nez aplati sur les pavés, il découvrit Francisco qui se tordait de rire.
De l’autre côté du mur, nous rigolions à tue-tête. Elaïa posa ses deux paumes sur mes joues.
— Bixente, je t’aime.
— Elaïa, tu t’es montrée si courageuse ce soir.
Je lui saisis la main et nous partîmes nous réfugier dans la lande sur les hauteurs du hameau. J’avais longé mille fois le sentier jusqu’au cours d’eau. Pas un seul instant, je n’hésitai pour me diriger dans la nuit noire.
— Bixente, pourquoi m’amènes-tu près du ruisseau ?
Je m’arrêtai à côté du tapis de fougères géantes et sans dire un mot, la fis basculer dans mes bras. Je scrutai ses yeux qui cherchaient les miens et sentis ses mains qui tremblaient. Elle frémit et s’allongea sur moi. On se laissa emporter par l’ivresse d’une nuit magique.
Je ne devais jamais oublier les délices de l’obscurité, où pour la première fois, nos muscles se contractèrent. Nos battements de coeur accéléraient. Je ressentis un profond malaise, presque honteux, lorsqu’Elaïa retira ma chemise. J’effleurai le tour de son sein, bouleversé par la finesse de sa peau. Comme jadis, quand enfant, ma mère me prenait dans ses bras et me couvrait de baisers, je fermai les yeux et m’abandonnai à une passion puissante, qui me submergeait. Elaïa était si belle, et si douce. Nous n’avions jamais fait l’amour.

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