Les falaises de la Galea.
1.
Ce ne fut que l’été suivant, par la chaleur d’un après-midi rougeâtre, et alors qu’une foule applaudissait de part et d’autre des quais, que j’allais lier à jamais mon destin à celui d’Elaïa.
Une rivalité entre deux quartiers de pêcheurs enflammait la bourgade d’Algorta. L’affrontement s’étendait jusqu’aux jeunes gens des villages environnants. Dans la baie de l’Abra, une flottille de Batteleku, ces petites embarcations s’étalaient comme une traînée de gondoles peinte aux couleurs de la Biscaye. Avec l’œil pétillant, Luís, mon père, fixait la barque sur laquelle nous nous étions engagés avec Elaïa, et Iker. Les deux mains enroulées autour de la godille, Elaïa attendait l’arrivée des vagues pour manœuvrer d’un geste souple et rapide l’esquif et le diriger vers le large. La coque vibrait, se hissait sur les crêtes pour retomber comme un ballon derrière la houle qui se brisait sur les hauts-fonds. Je me tenais à la proue, avec une torche allumée, et brandissais le flambeau de résine enflammé. Quant à Iker accroché au rebord de la chaloupe, il vomissait dans un torrent de blasphèmes tout le contenu du dernier repas. Tout à coup, les cris des badauds, les ordres hurlés par les capitaines restés sur les quais et les appels à la prudence des mères, recouvrirent le clapotement des flots. Au bruit d’une corne de brume, les voiles s’arcboutèrent, gonflées par le vent.
— Elaïa prend garde à la déferlante à gauche !
— Bixente, signale-moi les bancs de sable !
Je tournai le regard vers Iker et aperçus son visage d’une blancheur de marbre, avec les yeux cendreux, qui continuait à maudire son repas de la matinée.
— Elaïa, fais attention, un seul faux mouvement et nous chavirons !
Elaïa Asaï, digne du nom de sa famille, enchaîna les prouesses. Elle franchit la dernière passe, à l’endroit où les déferlantes étaient les plus redoutables. Elle entendit son cœur qui battait très fort lorsqu’elle dépassa le canot de tête. Sur le quai, le tintamarre de la fanfare rendait les phrases et les mots inaudibles. Tout à coup, une montagne d’eau monta à tribord et souleva dans un tourbillon notre batteleku. Elaïa serra la godille contre la poitrine au moment où l’énorme vague submergea l’embarcation. Un cri d’effroi s’éleva dans la foule. Mon père, resté jusque-là impassible, s’élança le long des pavés de la rade pour se ruer à bord du thonier. Don Paquito, le vieux pêcheur, cramponnait déjà la barre, avec le moteur du rafiot qui toussotait. Dans la bataille lointaine qui s’engageait entre nous et les mugissements du vent et des brisants, on s’accrochait à la coque retournée.
— Bixente, nous sommes perdus ! hurla Iker.
— Je suis touchée au front, je saigne, aide-moi ! m’implora Elaïa.
Ce jour-là, j’effaçai ma peur, et les yeux pleins de rage, je lâchai le bastingage pour la rejoindre.
Je l’entourai avec mes jambes et la plaquai contre le gréement disloqué. Iker abandonna à son tour la proue retournée, plongea dans l’eau sombre, passa sous la chaloupe aux étraves effilées, et s’agrippa avec le désespoir d’un démon à mon cou.
— Desserre tes mains, Iker, je coule !
— Un cavalier ne lâche jamais prise !
— Mais je ne suis pas un cheval, abruti !
Elaïa lui lança un regard furieux, mais Iker ne se laissa pas intimider. Sans relâcher son étreinte, il s’apprêtait à protester, lorsqu’au milieu du tumulte, une gaffe lui frappa le crâne. Mon père maniait la longue perche au croc recourbé le long de la chaloupe en nous hurlant de l’empoigner. Avec Elaïa nous échangeâmes un sourire complice et je déposai un baiser sur son front avant de lui demander :
— Elaïa, accroche-toi la première !
— Bixente, je t’aime, je ne pars pas sans toi.
Luís, avec sa silhouette musculeuse enjamba d’un bond la filière, le corps de garde en corde, lâcha la gaffe et plongea dans la mer démontée. Capable de supporter une charge énorme, il ne lui fallut que quelques instants pour saisir Iker et le hisser à bord du thonier. Lorsqu’il s’apprêta à retourner jusqu’au batteleku, il s’aperçut que nous étions arrivés à sa hauteur. Les pleurs d’Iker cessèrent dès qu’il s’assit sur le pont du bateau de pêche.
Dans la soirée, nous nous promenions jusqu’au Riberamune pour contempler la baie de l’Abra. Une douceur émanait du soleil qui se mourait. Elaïa ne résista pas à la tentation de se blottir contre moi.
— Mon amour, un jour nous bâtirons notre etxea tout en haut de la colline. Du sommet, je guetterai ton retour à bord du thonier de mon père et je raconterai à nos enfants combien, à cette heure tu as été courageux.
— Ton père ne me confiera jamais son bateau, il est bien trop radin. Quel nom allons-nous donner à nos enfants, je lui demandai d’un ton blagueur.
— Pourquoi te moques-tu de moi ?
— Je ne ris pas, mais je trouve que tu vas vite en la besogne.
Ma phrase à peine terminée, Elaïa s’écarta la mine boudeuse.
— Est-ce si difficile pour toi de vouloir te fiancer ?
— Ce n’est pas ce que je souhaitais dire…
— Tu ne m’aimes pas !
— Je peux te jurer que…
— Dans ce cas, fais ta demande à mon père.

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