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Après le mois des festivités, nous voulions quitter le village d’Algorta, mais Abaigar s’était opposé au départ d’Elaïa. Le cœur brisé, elle avait eu du mal à cacher sa déception, lorsque son père, avec le visage des mauvais jours, lui avait déclaré :
— Une bonne fille doit aider sa famille ! Aitor est un brave marin, il travaille dur, et ne s’arrête jamais. La semaine prochaine, c’est toi qui livreras le charbon à la caserne.
— Père…
— Pense à vider les sacs et à remplir le fond avec de la tourbe.
Pour l’anniversaire de ses dix-huit ans, Elaïa, dans l’arrière-cour, comptait les ballons à descendre de la carriole. Une fois de plus elle se sentait impuissante, incapable de faire entendre raison à son père. Depuis le recoin de la grande pièce, Abaigar, embusqué, épiait sa fille qui ronchonnait lorsqu’elle décousit puis délesta les paquets. Elaïa enfourna le tas de charbon détourné dans de nouveaux sacs, et vit Abaigar s’éloigner, le dos courbé. Elle fut tentée de le rattraper et de lui parler à nouveau.
Elaïa chargea le dernier balluchon sur la carriole attelée à la mule. La peur que les militaires démasquent la fourberie lui dicta de livrer la marchandise en début d’après-midi, au moment où les sentinelles de la casemate somnolaient. Elaïa s’aventurait rarement au-delà du grand chêne qui bordait l’entrée de la caserne. Les arcades qui entouraient la place filtraient la lumière du soleil. Diego s’était peu à peu assoupi sous l’auvent en tôle, assis sur le banc, le fusil posé en travers des jambes. Il mastiquait paresseusement un bâton de réglisse tandis qu’une colonie de cormorans à aigrette, indifférents à sa sieste, tournoyaient au-dessus de lui. C’était le moment ou jamais de franchir la barrière en bois levée, qui bloquait d’ordinaire l’accès à la caserne d’infanterie. Elaïa atteignit le baraquement qui servait d’entrepôt, lorsque Diego ouvrit un œil soupçonneux au bruit grinçant et régulier de la roue de la charrette qui frappait les pavés.
— Halte !
Elaïa s’arrêta et manqua de justesse de s’entraver sur une pierre en saillie. Elle sentit le sang battre dans ses tempes. Un léger tremblement s’était emparé de ses jambes. Sa gorge se serra au moment de se retourner et voir Diego, avec son visage rond.
— Je viens livrer les sacs de charbon.
Le garde sans répondre, se redressa d’un bond, avança vers la carriole et décocha un coup de crosse sur la croupe de la mule. Elaïa tira vers elle et pressa le licou de la bête qui se cabrait. Diego sourit, fouilla du regard le décolleté de la robe d’Elaïa et plongea des yeux désireux sur sa poitrine.
— Dis donc ma belle, tu n’as pas oublié de te présenter ?
— Vous dormiez et je n’ai pas voulu vous déranger.
Le soldat s’avança, posa sa main sur la joue d’Elaïa et commença à lui caresser la peau.
— Je n’aime pas du tout ton arrogance, je pourrais…
— Hé ! Sortez votre main !
— Oh, oh ! Même en colère, tu es très belle. Ta venue me donne l’occasion de papoter avec une jolie fille.
— Dans ce cas, gardez vos distances !
— Nous pourrions profiter de cette journée, nous asseoir près de la guérite et faire connaissance.
— Vous ne parlez pas sérieusement !
Elaïa soupira et souffla bruyamment jusqu’à vider ses poumons au nez de Diego, avant de crier.
— Laissez-moi tranquille !
Diego, lui décocha une gifle cruelle. Elaïa recula, porta la main sur la joue rougie et fixa la sentinelle. Visiblement intimidé par l’aplomb de la jeune femme, le garde perdit de son ardeur, mais pas de sa médiocrité.
— Ma beauté, je pourrais punir la petite friponne que tu es.
Elaïa qui avait parfaitement compris ce que voulait le soldat le repoussa violemment au moment où la porte de l’entrepôt s’ouvrit pour laisser apparaître Francisco qui se dirigea vers eux en boitant.
— Diego, tu n’as rien d’autre à faire que d’ennuyer cette femme !
— Francisco, toi et ta jambe folle, vous allez me manquer l’hiver prochain.
— Elaïa, gare la carriole près du dépôt, je vais t’aider à décharger, reprit Francisco.

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