7.

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7.

Automne 1964.

Joana s’était levée avant les premières lueurs de l’aube, avait pris un bain, s’était fait réchauffer une chicorée avant d’aller rejoindre les autres femmes du village. La plupart d’entre elles avaient agi de même pour remplir leurs tâches quotidiennes alors que la fraîcheur matinière conservait le bourg quasi vidé de ses habitants. Comme le voulait la coutume, elles se rendaient à pied vers la petite chapelle, vêtues de leurs plus belles robes. Joana passa près du roc de granite qui jouxtait l’église avec son dôme poli par les pluies et le vent. Une lumière l’éblouit tout à coup. Elle porta la main devant les yeux, et distingua une silhouette drapée d’une tunique blanche qui pointait de l’index les falaises de la Galea. Ma mère remarqua Elaïa qui se tenait sur les rebords de l’à-pic.

Plus tôt, dans la matinée de ce 12 octobre, le drapeau rouge et or, frappé de l’aigle de Saint-Jean, venait d’être hissé jusqu’au sommet du mât de la caserne. Diego qui ne parvenait pas à cacher sa colère depuis sa disgrâce auprès d’Elaïa cuvait son trop-plein de vin. Dans la baie, les thoniers vaguaient vers la grisaille de l’Océan. Il avait étanché sa soif à raison d’un godet au son des vingt et une salves pour la célébration du día de la raza[1]. Elaïa était passée à proximité de la casemate et n’avait pas répondu à son sourire. Alors, Diego, ivre, s’était levé, l’avait suivi, et saisi par le bras à l’angle de la rue Portuzarra.

— N’aie pas peur Elaïa, ne sois pas aussi distante avec moi, je veux simplement te dire combien je pense à toi.

— Ne m’approchez pas ! Je m’en fiche, je dois m’en aller !

Elle avait fait une mine de dégoût, s’était reculée de quelques pas avant de s’enfuir dans la venelle. Diego s’était engagé à ses trousses avec l’haleine chargée d’alcool. Elle criait et s’était dirigée vers les falaises. Elaïa entendait derrière elle le claquement des bottes du soldat qui battait le pavé. Elle avait trébuché. Diego rattrapa Elaïa et se jeta sur elle. Il serra contre lui la jeune femme et l’empêcha de bouger.

— Lâchez-moi !

— Elaïa, embrasse-moi.

— Vous n’êtes qu’un monstre, laissez-moi tranquille !

— Juste un baiser.

Elaïa se débattit, griffa la joue de Diego, le gifla et se dégagea, en lui décochant un violent coup de coude dans le menton. Elle sanglotait tandis que le garde se cramponnait à sa robe, si fort qu’il déchira un bout de tissu.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Tu crois que tu peux me repousser de la sorte.

Elaïa parvint à s’enfuir en longeant le bord de la falaise. Elle hurlait. Diego qui s’était relevé, ramassa son fusil, et, fou de colère, il épaula. Elaïa courait le plus vite possible. Elle s’arrêta devant l’à-pic. Elle céda à une détresse soudaine et cacha son visage dans ses mains. Diego avait perdu de son calme et criait brutalement derrière elle. Il chancelait et ricanait aux éclats, d’un rire qui paraissait lui être arraché du plus profond de la noirceur de son âme. Elaïa fit brusquement un pas pour se rapprocher de la paroi. Elle pensait à cette dernière nuit où, elle était partie se coucher dans les draps glacés. Je l’avais serrée dans mes bras. Les aboiements des chiens du voisinage couvraient notre étreinte. Je fus étonné lorsqu’elle me demanda avec les yeux mêlés de larmes et d’inquiétude.

— À quoi songes-tu, mon amour ?

— À ce satané Diego.

— Bixente, j’ai peur. Il ne cesse de m’ennuyer. La fois où il a posé sa main sur ma joue, j’aurais voulu lui faire avaler tout le charbon des sacs !

— Cet homme est un mufle.

J’avais tenté de la rassurer.

— Cet idiot finira par se lasser.

— Crois-tu vraiment qu’il va abandonner ?

— Je ne le dirais pas si je ne le pensais pas. Il comprendra que tu ne l’aimes pas et te laissera tranquille.

Consolée, elle avait déposé ses lèvres sur les miennes. Son cœur battait très fort. Dans le calme de la nuit, je l’avais désiré avec fougue.

J’écartai lentement la mèche qui lui recouvrait la pommette. J’effleurai son dos. Je sentis une puissante soif monter en moi. Mes doigts frôlèrent sa poitrine. Je respirai son parfum fleuri tandis que je trouvais le chemin à l’intérieur de ses entrecuisses. Je frémis et ressentis une sensation de chaleur. Mes muscles devinrent plus fermes, et le souffle encore plus rapide, je lui pris le poignet pour la guider sur ma peau tiède.

On s’endormit dans la douceur de la pénombre. Bien plus tard dans la nuit, je me réveillai en sursaut, soudainement saisi d’un mauvais pressentiment. J’imaginais les soldats qui se précipitaient sur nous, pour nous jeter du haut de la falaise. Je hurlai.

— Non ! Vous êtes devenus fous !

J’étais resté un long moment stupéfait avant de plonger mon regard sur son corps. Je le devinais dans la pénombre de la chambre avec la poitrine dénudée, tandis qu’Elaïa sommeillait paisiblement.

[1] Jour de la race. Fête nationale appelée aujourd’hui día de la hispanidad (jour de l’hispanité).

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