1966 : Algorta, l'exil.
1.
La maison de la famille Asaï conservait les volets clos depuis le début de la veillée funèbre. Toute la nuit, j’avais tourné en rond près du ruisseau avant de finir par m’effondrer et m’assoupir en boule. Les femmes du village formaient de petits cercles devant la bâtisse. La mère d’Elaïa les regardait, avec les yeux embués de larmes. Elle se tordait les lèvres et occupait ses mains à plier, déplier et replier le châle de soie qu’elle allait mettre sur le visage endormi de sa fille. Elaïa, couverte d’un linceul, reposait sur de beaux draps brodés, avec des bouquets de fleurs disposés à ses pieds. Elle tenait entre les gants blancs une branche de buis. Devant la porte, Abigaïl attendait la charrette tirée par des bœufs, voilée de dentelles noires qui devait conduire ma fiancée jusqu’au cimetière de Nuestra Señora del Carmen.
Je portais une cravate sombre sur une chemise claire. Un vent doux laissait retomber ma mèche sur mon visage, aux traits sévères que je ne pouvais cacher. Doña Basurto, la marchande, désira me parler, mais je plongeai dans les souvenirs de ma première rencontre avec Elaïa dans les galeries de la mine d’Arboleda. Je songeais, comment enfants, nous nous disputions, et avec quelle ardeur on s’affrontait. Je me rappelai ses moqueries le jour où j’aspirais ravir le titre de meilleur sauteur du ruisseau. Les yeux brûlants, je voulus crier, mais aucun son ne sortit de ma gorge, aussi j’éclatai en sanglots et peu à peu, un sentiment de haine me submergea et me dévora à petit feu.
— Elaïa, je te vengerai !
Le cortège s’élança du village, de l’endroit où s’étageaient les bouquets de genêts épineux, les bruyères vagabondes et la lande de fougères. Le cimetière, perché tel un nid d’aigle, surplombait l’immensité de la mer, entouré de quelques hêtres chétifs, torturés par les tempêtes du large. De la nécropole, j’entendis les cloches de la paroisse du père Orchea qui sonnaient le glas. Don Paquito menait la montée de la procession, et portait la croix de l’église. Abigaïl marchait d’un pas hésitant, revêtu de la courte cape noire, conservée de génération en génération, qui lui couvrait les épaules et les bras. J’avais alors dix-neuf ans et je pressai le manche d’un navaja[1], palpai la lame d’acier affûtée entre mes doigts.
— Diego, je te retrouverai.
[1] Couteau de poche andalou.

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