3.

3 minutes de lecture

3.

Nuit de la San Ignacio, juillet 1966.

Debout, près de la guérite, à l’entrée de la caserne, une sentinelle grillait une cigarette et s’amusait à décocher des ronds de fumée. La lune jouait à cache-cache avec le linceul des nuages. Dans la pénombre, derrière le Riberamune, je m’accroupis et observai le garde. Deux jours plus tôt, le tribunal militaire avait convoqué le soldat Diego Camacho. Les juges l’avaient informé que la mort d’Elaïa Asaï était classée sans suite. Le père de Diego, qui travaillait pour le gouvernement, était parti voir l’un de ses amis au ministère de l’Intérieur. Il avait fait valoir ses dons privés pour soutenir la croisade contre le camp républicain durant la guerre civile. Il avait supplié de l’aide avec une telle insistance, que ce dernier avait couru le risque de se mouiller pour son fils.

— José, tire Diego de là, sors-le de prison.

— Assieds-toi, Antonio, et discutons calmement.

— Pas de palabres inutiles, je suis venu te demander un service, étouffe l’affaire et renvoie Diego par chez nous.

— Ne t’inquiète pas, ils finiront par le relâcher.

— Comment peux-tu en être sûr ?

— Je n’imagine pas l’armée se couvrir de honte avec un procès.

— Belle parole !

— Je le ferai sortir de prison, mais nous sommes quittes, ne reviens plus me voir.

Elaïa était morte, et il n’y eut ni enquête, ni jugement, ni condamnation. Dans la foulée, la hiérarchie militaire s’était empressée d’appuyer la demande de mutation de Diego Camacho pour Valence.

Diego chuchotait : « Plus que dix jours, et je me barre de ce coin pourri ». Il marchait de long en large et peu à peu, ses foulées le guidaient machinalement vers les quais. Il marqua un arrêt et jeta son mégot dans le port. Je quittai le muret et me faufilai à pas étouffé dans son ombre lorsque le bruit du crépitement du moteur d’une camionnette résonna en direction de la casemate, entourée de rouleaux de barbelés. Diego se retourna brusquement, à l’instant où les phares projetèrent une lumière poussiéreuse. Éblouît, il ne put découvrir que je venais de plonger derrière un panier de pêche. Pendant un court instant, il éprouva un sentiment de crainte avant de comprendre qu’il avait laissé la barrière levée. La fourgonnette bâchée pénétra à l’intérieur de la caserne à toute trombe.

— Eh bien, un peu de plus et j’étais bon pour les arrêts, je l’entendis marmonner.

Diego n’eut pas le temps de se diriger vers la garnison. Une violente blessure lui transperça le dos. Le coup reçu fut si vif, qu’il lui traversa les omoplates et lui brûla la colonne. Il resta un moment figé sur place, avec les yeux grands ouverts et la respiration coupée. La douleur le submergea alors que ses jambes tremblaient, et que son corps chancelait.

D’instinct, je savais qu’un navaja ne servait pas à peler les fruits ni même à découper les viandes. La lame acérée de ce couteau andalou n’avait qu’une seule fonction, celle de semer la terreur dans le regard d’un adversaire, lui entailler les chairs, le poignarder, lui trancher la gorge et le faire souffrir. Dans l’air humide et lourd, Diego passa la main sur ses lèvres, et sentit que sa bouche devenait froide. De façon étrange, ses doigts étaient couverts de sang. Il s’étonna du ballet des bateaux de pêche qui balançaient anormalement dans la rade. Alors qu’il serrait fermement son fusil contre la poitrine, il aperçut pour la dernière fois, les maisons du village qui se mettaient à danser. Un voile blanc lui floutait la vue, il bascula dans les eaux glacées du port. Tandis que les vagues vinrent mourir contre le mouillage, je contemplai dans un grand silence le cadavre de Diego Camacho, qui s’éloignait vers le large, emporté par les flots.

Cette nuit-là, j’étais parfaitement calme au moment de poignarder ce salopard. Mes jambes n’avaient pas tremblé et ma bouche était restée sèche. Je m’assis sur le Riberamune avec une tige de feuille de buis coincée entre les lèvres et je soufflai à demi-mot :

— Je t’aime Elaïa. Je t’ai vengé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 13 versions.

Vous aimez lire Julen Eneri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0