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Il faisait nuit et froid. Francisco venait de déposer un sac de victuailles à mes pieds. Ce grand gaillard me tourna le dos. J’entendis des sanglots. Je regardais ses épaules massives voutées. Je compris que je devais partir. J’avais peur. Je chargeais le balluchon en bandoulière, observais dans le lointain les eaux noires du golfe et me mis en marche. Je pleurais, je marchais. Je marchais depuis de longues heures et traversais les villages pastoraux qui surmontaient la vallée.
Du pont de Jentilzubi, je serpentai le long des chemins, des fougeraies et des ruisselets et grimpai vers les sommets. Je m’assis sur un monticule, et vis au-dessus du sous-bois un énorme rocher à l’intérieur duquel se dressait une cavité. Je me levai et dans les fragments d’une nuit noire m’en rapprochai. Je pénétrai dans la grotte et j’imaginais que j’allais devoir partager mon existence avec les laminak, ces petits elfes légendaires dotés d’un buste de femmes et de doigts palmés. En contrebas, dans les prairies d’herbes grasses, les vaches et les pottoks[1] gambadaient librement dans les pâtures. Je m’assoupis un instant et me laissais envahir par le sommeil. L’humidité me transperça la peau, je grinçai des dents, me relevai et marchai de long en large. J’entendis les grognements d’une bête sauvage qui déchirèrent le silence. Je ravalai mes claquements de dents et sans prendre la peine de ramasser le sac de victuailles préparé par Francisco, je filai me réfugier au fond de la caverne. Je perçus les pas lourds de l’animal qui me suivait. J’ouvris mon navaja prêt à bondir, tordis mes doigts autour de la lame quand je découvris que le fauve farouche n’était autre qu’une vache égarée. Je pouffai d’un rire nerveux. Au loin, un chapelet de confettis de lumières dessinait sous mes yeux les villes côtières de Bilbao, de Getxo, le port d’Algorta et la caserne. Les pieds, meurtris par la longue marche, dos à l’océan, je venais de larguer le monde de ma jeunesse.
Au point du jour, je finis par trouver le sommeil. Le visage d’Elaïa apparaissait dans mes songes. Peu à peu, la grande magie de l’amour m’enveloppait. Dans mon rêve, elle était devenue une dame âgée qui se promenait à mes côtés. On s’engageait dans la rue Portuzarra, dans ce passage qui remontait à la nuit des temps, et qui menait à la poissonnerie de Doña. Derrière nous, des têtes brunes s’amusaient à faire ricocher des galets plats dans les flots.
— Un jour, Elaïa, les habitants du bourg devront tailler une nouvelle chaussée moins étroite.
— Mon amour, Algorta notre joli village y perdrait son âme.
— J’en doute.
— Bixente, le mont Arraiz, notre montagne, sera toujours la plus magique, n’est-ce pas ?
— Elaïa, ma chérie, c’est notre terre. Aucune autre ne fleurira plus belle qu’Algorta et nos vallées.
Nous étions devenus de vieux amants qui écoutaient les chants traditionnels, les cloches de la petite chapelle. Notre etxea marquait l’entrée de la bourgade, et à chaque fête patronale, le village s’animait d’une folle agitation. Pour les festivités de San Ignacio, les jeunes se lançaient le défi de participer au taureau de feu. Près de la demeure Etxetxu, celle de la confrérie des mareyeurs, les amoureux, comme nous jadis, s’amusaient à mélanger le mauvais vin rouge, à la saveur aigrelette d’un peu de cola. À la tombée de la nuit, on s’arrêtait au bord du ruisseau sur le haut plateau au-dessus du village, à l’endroit où l’eau fraîche formait une retenue naturelle. Je m’écroulais sur les talus. Elaïa s’allongeait à mes côtés, et posait sa tête sur ma poitrine. Je lui caressais sa longue chevelure blanchie, aux reflets d’argent.
Quand j’ouvris les yeux, je saisis une pomme dans mon sac, et croquai à pleine dent dans la chair pulpeuse et sucrée. Sans attendre plus longtemps, je commençais à lire le mot écrit par Francisco au docteur Eneko Eneri.
« Cher père,
Le moment est mal choisi pour te demander pardon. Par amour pour cette terre, j’ai pris les armes dans le camp nationaliste, et nous avons combattu l’un face à l’autre. Les années ne peuvent effacer la douleur. Le jeune homme qui vient à toi, muni de cette lettre, est un fugitif, recherché par la Guardia civile. Protège-le. Un jour, peut-être que tu trouveras la force de me pardonner. Embrasse mère et dis-lui que je pense à vous.
Francisco. Juillet 1966 »
[1] Petits chevaux au Pays basque.

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