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La cérémonie des fiançailles fut longue, mais annonçait le bonheur qui allait changer notre vie.
Dans la soirée les bruits des festivités continuaient d’engloutir la place du parapet. Sur des plats en porcelaine s’amoncelaient des côtelettes d’agneau grillées, des pyramides de crustacés, des légumes fumants et des noix. Tout autour des tables, les chants des pêcheurs portaient aux nues la complainte de ceux perdus en mer. Un groupe de mineurs reprit à son tour celui emblématique de la liberté comme un acte de résistance à la dictature franquiste.
Une cohorte de soldats qui se tenait en faction à distance s’avança jusqu’au milieu de la place. L’officier entonna l’hymne de la granadera. Les convives se levèrent, serrèrent les poings, lancèrent des injures contre la patrouille. Des bousculades commencèrent à éclater. Luis poussa la table devant lui, se redressa d’un coup, renversa la chaise, et se dirigea vers le sous-lieutenant. Il l’empoigna par le col de sa vareuse. Un silence envahit toute l’esplanade.
Diego jusque-là, dissimulé au coin de la guérite, s’empara de son fusil et alla se positionner à l’angle de la rue. Il en profita pour me viser avec le désir de m’éliminer et prendre pour excuse les esprits échauffés. Il marmonna entre les dents qu’Elaïa, cette jolie jeune femme au teint mat, pourrait être sienne. Jour et nuit, la bête de la jalousie somnolait en lui, déployait ses tentacules et ne cessait de lui dévorer l’âme. Son index caressa le canon du fusil. Il lui suffisait d’appuyer sur la queue de détente pour se libérer à tout jamais d’un rival. Avec un peu de chance, il parviendrait même à éviter la foule. Tout à coup, deux mains vigoureuses le ceinturèrent autour des épaules, et la voix de Francisco résonna à ses oreilles.
— Diego, repose ton fusil ! si tu tires, je te taille en morceaux.
Diego desserra le doigt et abaissa son arme. Il se tourna et échangea de ses yeux enfoncés un regard froid avec Francisco. Il se dégagea et partit se réfugier dans la guérite. Il accrocha sa pétoire et attrapa la cruche d’eau glacée. Il avala d’une seule rasade toute la flotte et se dit qu’il verrait bien le moment venu.
Joana restée jusque-là silencieuse comprit que ses visions, qui de mère en fille, naissaient des temps obscurs, l’avaient prévenu d’un malheur prochain.
— Luis Ortiz de Urbina, suivez-moi, ordonna le sous-lieutenant.
— Ce sont les noces de mon fils !
— Tu troubles l’ordre public, tu parais bien agité.
Le père Orchea posa sa main sur le bras du militaire :
— Ces hommes festoient, mais ne s’opposent pas au régime.
— Leur chant était un affront au Caudillo !
— Ils endurent de mille façons la misère. Ils peuvent se montrer parfois rustres, mais je vous en conjure, ne gâchez pas les noces de ces jeunes gens.
L’humeur de l’officier s’apaisa, il rangea son arme et asséna une puissante tape dans le dos de mon père.
— Tu es courageux ! Mes hommes vont quitter l’esplanade, mais préviens tes gars qu’au prochain outrage, ils s’exposent à des arrestations.
Elaïa encore agrippée à mon cou remua à peine les lèvres pour prononcer d’une voix étouffée :
— Je t’aime, je t’aime pour toujours.
Je sentis la chaleur de sa peau au moment où je la blottis dans mes bras. Nos bouches frémirent, tandis qu’une sensation de légèreté m’envahit.
— Le mont Arraiz, et le village d’Algorta sont les plus merveilleux endroits au monde, mais toi, tu es mon seul amour. Je brûle et je me consume à tes côtés, jamais je ne te quitterai !
À la tombée de la nuit, lorsque mon père pénétra dans l’etxea, il découvrit ma mère, assise dans la pénombre de la pièce, qui disposait un paquet de cartes devant elle sur la table.
— Ma pauvre femme ! À quelle diablerie te livres-tu ?
— Chut ! lança-t-elle en plaçant son doigt sur les lèvres.
— Je ne sais pas ce que tu manigances, mais…
— Le malin rôde chez nous. Il y a quelque chose d’affreux qui se prépare contre notre famille.
— Tu es folle, Joana !
— Vois par toi-même, le sommet du mont Arraiz reste caché dans les brumes depuis plusieurs jours, les troupeaux de vaches semblent comme affolés. La dame blanche m’est apparue en songe. Elle était vêtue d’une tunique et me conduisait dans mes rêves jusqu’au pont de Jentilzubi.
— Mais Joana, qui pourrait avaler de telles sornettes ! Toutes ces vieilles croyances ne sont que des sottises, des histoires de villageois.
— Luís, il y avait une grotte et notre fils s’y était réfugié. Il pleurait, recroquevillé dans l’obscurité. Un monstre guettait le cœur de Bixente et même les Saints du bourg et la Vierge ne pouvait le protéger.
— Femme, aujourd’hui c’étaient les noces de nos enfants et…
— Demain ce seront leurs funérailles.

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