17.

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17.

Dans la lettre déposée sous le pot de fleurs, j’écrivais que je prévoyais d’atteindre le hameau d’Arguedas, vers le 10 du mois de mars.

Sur le versant de la grotte, les pâturages frémissaient sous un manteau de neige. Nérea murmurait à voix basse que je ne reviendrais pas. Elle était étonnée de ne pas entendre le ronronnement de la forge à l’entrée du village. Eneko s’approcha d’elle pour la blottir contre lui. Nérea s’était dit qu’elle lui lirait ma lettre plus tard.

Pour ne pas sentir le froid, je tapotai mes mains gantées contre la poitrine. Au bas de la vallée, j’opérai un demi-tour et partis me réfugier sous un auvent près de la route. Je remontai le col de la veste côtelée, caressai ma mèche noire et attendis l’autocar. J’ouvris le paquet ficelé et découvris une liasse de pesetas avec des papiers d’identité. Je lis et souris.

« Eneko Eneri. Né le 24 mai 1947 à Getxo. »

Cet hiver-là, les flocons de neige avaient annoncé l’arrivée précoce du froid. Le bus m’avait déposé à l’entrée du village d’Arguedas. Je repartais le long de la rue principale, la tête baissée et demandais mon chemin. Et puis, je trouvais enfin l’auberge el condor. Le timbre grave et rocailleux de l’aubergiste résonnait dans la vaste salle, où les odeurs des jambons de Teruel, suspendus, reconnaissables au rouge brillant, se mêlaient aux fumets des cuisines. Les senteurs de gras se répandaient jusqu’au comptoir.

— La soupe aux pois chiches, c’est pour quand ?

— Estéban, tu veux que je te la jette au visage ? Sois patient ! s’enflamma une voix de femme, derrière les fourneaux.

J’étais attablé dans un coin de la pièce, et m’abîmais dans des pensées cafardeuses. Ma chemise, grande ouverte, laissait apparaître la chaîne argentée, sur ma poitrine imberbe. À la table d’en face, un individu desserra son nœud de cravate et m’observa. Il me fit un signe de la main, en pointant son doigt à l’arase du cou. Je ne compris pas tout de suite. Le bonhomme recommença le geste, en faisant mine de secouer avec le pouce un pendentif imaginaire. Cette fois-ci je saisis l’allusion, et boutonnai ma chemise, en cachant la croix basque. Je ressentis un pincement au cœur tandis que je pressai entre mes doigts le bijou. Cela faisait exactement sept ans qu’Elaïa n’était plus qu’une ombre, qui se dissipait peu à peu. Sept longues années. Je redoutais de finir par oublier la beauté de son visage avec sa tresse noire et le timbre de sa voix rieuse. Je l’imaginais couchée à mes côtés dans les hautes herbes de la Galea. J’essayais de me souvenir de l’intonation des paroles moqueuses, qu’elle me jetait parfois à la figure. L’individu, à la mâchoire féline, se leva, et prit place à ma table.

— Je peux ?

— Vous avez, une bien curieuse manière de vous imposer.

— Et toi, une façon stupide pour te faire serrer.

— Qu’y êtes-vous ?

— Mon nom ne t’apportera rien. Disons, quelqu’un qui te veut du bien. Mon prénom est Julen, quant à toi, tu es sûrement un idiot pour te balader avec le col de ta chemise grand ouvert.

Nous scrutions, dans le silence, les derniers rayons du soleil, qui se couchaient sur le désert des Bardenas et on s’efforçait de garder une distance naturelle.

— Andrés ? N’est-ce pas ?

— Vous faites erreur, je suis le docteur Eneko Eneri, et je me promène dans la sierra de Guara.

— Tiens donc ! Je connais un vieil homme près de Jentilzubi qui porte le même nom que toi, surement une coïncidence. Nous avons un ami commun, Jaime, un ermite qui vit à l’ermitage de San Blas, dit-il en versant du vin dans les deux verres.

— Êtes-vous mon contact ?

— Tout porte à le croire. Mes compagnons me surnomment le lion,

Julen passa sa main dans les cheveux qu’il aplatit sur les côtés, et avec une voix d’une éternelle jeunesse, m’invita à me servir dans la soupière, posée au centre de la table. Le lion n’aimait pas perdre de temps, et tandis que le présentateur du journal télévisé énumérait les résultats des matchs de football de la veille, il enchaina :

— Depuis ta dénonciation, tu es grillé, tu ne peux pas fuir sans mon aide.

— Je peux me débrouiller seul.

— J’en doute.

J’étranglai une hésitation avant de me confier. Julen jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Le moindre faux pas nous aurait conduits à notre perte. Dans la salle résonnaient des cris étouffés de quelques voyageurs en partance pour les plages valenciennes.

— Qu’est-ce qui me prouve que tu es bien celui que j’attends ?

— Absolument rien.

— Et si je refuse de te suivre ?

— Cela va devenir extrêmement compliqué pour toi de circuler et te planquer.

— Je ne veux plus continuer à fuir.

— Ne sois pas stupide. Je me rends à Madrid. Je pars d’ici demain après-midi, je dispose d’une cache là-bas. Tu pourrais m’accompagner et t’y réfugier.

— Je dois vous prévenir…

— Que tu as assassiné un soldat à Algorta ou bien que cela fait sept ans que tu te caches ?

— Vous ne voulez pas connaître les raisons qui m’avaient poussé à tuer Diego ?

— Il était responsable du meurtre de ta fiancée.

— Vous avez une fiancée ?

— Non, je suis un solitaire qui se méfie du monde dangereux dans lequel nous vivons. Bixente, on casse la croûte, et on file à l’aube.

— Je vois que vous connaissez ma véritable identité.

— J’en connais sur toi bien plus que tu ne peux l’imaginer.

— Après tout, je ne connais pas Madrid, ce doit être une jolie ville.

— J’ai l’impression que nous allons nous entendre.

Je réalisai, en observant le visage de Julen, que cet étranger n’était finalement, que mon propre reflet. Ses épaules larges et massives rehaussaient la dureté de son regard. Ses yeux d’un noir perçant et sa mâchoire puissante imposaient l’image d’une personne sûre d’elle.

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