16.
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La cohorte avait regagné le village par le chemin. En sortant de la gorge, j’avais atteint l’endroit où une étroite piste partait sur la droite. Je traversai une clairière puis coupai au travers d’une haute futaie dans l’espoir d’arriver avant les militaires à la demeure d’Eneko. Je découvris sur le pas de la porte, le docteur Eneri, avec les épaules couvertes d’une cape, qui rappelait au lieutenant que j’étais reparti, la veille pour Castellón.
— Andrés est le neveu de ma femme. Nous l’avions reçu chez nous.
— Veuillez me donner l’adresse de votre neveu, nous allons vérifier tout cela. Décrivez-nous son apparence.
— Il est grand, brun et étourdi.
— C’est une blague ?
— Pas vraiment, je ne connais personne d’aussi tête en l’air que lui.
— Un signe particulier ?
— Non, ah si… Il porte un pendentif autour du cou.
— Quelle sorte de pendentif ?
— Une Vierge.
— Que fait-il à Castellón ?
— Il travaille dans une exploitation viticole, la coopérative de San Marcos.
— Selon nos informations, il serait médecin…
— Andrés ? C’est une plaisanterie !
— Durant son séjour ici, il prodiguait des soins aux villageois.
— Allons donc ! Non, lieutenant, il se contentait de m’accompagner dans les hameaux des alentours, vous comprenez, ma vue n’est plus celle d’un jouvenceau. Et puis, Nérea était rassurée.
— Je reviendrais vous voir docteur Eneri. Tout cela me paraît pour le moins bizarre.
Dans la soirée, je m’approchai de la coursive à l’arrière de la demeure. Des trombes de neige me glaçaient jusqu’aux os. Je surpris Eneko en grande discussion avec Nérea près de l’âtre. À l’aide d’un hauspoak ([1]), le docteur ventilait les braises du bûcher. Nérea, quant à elle, tressait sa longue chevelure qui lui descendait jusqu’au bas du dos. Je pénétrai, la tête penchée, à l’intérieur de l’etxea, et déposai la besace en cuir, celle offerte par Eneko, sur le tablier de pierre.
— Que s’est-il passé là-haut ? m’interrogea Eneko.
— Les soldats m’y attendaient de pied ferme. Jaime, à mi-chemin, m’a prévenu à temps.
— Eh bien, ce vieux briscard a eu du nez.
— Le moine connaissait ma véritable identité.
— C’est exact, Bixente, et ce depuis le début.
— Dans ce cas, pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— Nous voulions tester ton ingéniosité au cas où…
— Je serais arrêté.
— Oui.
— Et maintenant ?
— J’avais prévu cette éventualité. À l’aube, tu partiras pour le village d’Arguedas en Navarre.
— Jaime est mort.
— Ne t’inquiète pas pour Jaime, il a juste été blessé.
— Comment ça ?
— En protégeant ta fuite, il s’est interposé, un soldat lui a tiré dans le pied.
— Que va-t-il lui arriver ?
— L’archevêque a demandé une audience auprès du ministère de l’Intérieur. L’armée devrait étouffer l’affaire. Le primat de Bilbao se charge de l’accueillir quelque temps dans l’un des monastères, le temps d’une retraite. Nérea va te préparer des affaires. Tu auras de l’argent et de nouveaux papiers.
— Qu’est-ce que tu racontes, Eneko, demanda Nérea d’une voix tremblante, en reposant sa brosse sur ses genoux ?
— Bixente doit nous quitter. La Capitainerie ne tardera pas à découvrir qu’Andrés, ton neveu n’est jamais venu ici.
J’appuyai ma main sur l’épaule d’Eneko, et pour la première fois, depuis que j’avais fui le village d’Algorta, j’éprouvai une profonde tristesse.
— Tout va bien, Bixente, s’empressa d’ajouter Nérea, maintenant sûre que je ne reviendrai plus dans le village.
Au petit matin, Eneko me remit un paquet ficelé. Nérea qui venait de sortir de la chambre trouva sur la table de la grande pièce, un morceau de papier, coincé sous le pot de fleurs. Elle n’osa pas l’ouvrir tout de suite, et se contenta de le plier et de le ranger dans la poche de son tablier.
— Où dois-je me rendre à Arguedas ?
— À la pension Condor.
— Qui dois-je demander ?
— Personne. Tu y resteras quelques jours. Un homme prendra contact avec toi.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Je ne peux pas dévoiler son identité. On le surnomme le lion.
— Que va-t-il se passer pour vous lorsque le lieutenant découvrira que je n’étais pas le neveu de Nérea ?
— Ne t’en fais pas pour nous. Quand tout sera terminé, nous serons assignés à demeure, maintenant que nous sommes vieux, cela n’a aucune importance. Prends tes affaires et viens que je te serre dans mes bras.
Dans la fraicheur matinale, j’enlaçai Nérea et Eneko pour la dernière fois. J’allais reprendre la route de l’exil pour la Navarre. Je serpentais dans les ruelles du hameau jusqu’à la forge. Un détail m’intrigua. Les volets étaient clos. Sur la porte, une chouette était clouée, avec un mot accroché sous le rapace. Je m’approchai et lus le message :
« La cafardeuse est une pourriture qui collabore avec la Capitainerie générale. »
[1] Soufflet à bouche traditionnel pour attiser le feu.

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