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Dans la Castellana, la circulation restait tranquille à cette heure matineuse. L’amiral Luis Carrero Blanco se traîna d’un pas lourd, s’assit du bord des fesses sur son bureau et fixa la peinture murale placée au-dessus de la cheminée avant d’allumer une cigarette. Il tira dessus une longue aspiration, se redressa et se dirigea vers la fenêtre en frôlant le fauteuil en bois de Kiaboca, de couleur rougeâtre, jaune et rose, aux veines qui s’enlaçaient et se croisaient. Dehors, le ciel demeurait maussade avec un tapis de nuages orageux qui bouchait l’horizon. Depuis une semaine il mouillait à verse sans relâche. L’officier fronça ses sourcils épais et examina une fois de plus le tableau au-dessus de la cheminée, son autoportrait en tenue d’amiral. Il plissa le front, certain qu’un détail semblait lui échapper. Les ordres, décorations, et médailles couvraient son uniforme de marine bleuâtre et aucun insigne ne manquait, pas même la grand-croix de la chevalerie de Charles III qu’il affichait avec fierté sur la poitrine.
Il s’abîmait dans ses pensées et se souvint, lorsque le neuf juin, le général Franco l’avait nommé président du gouvernement. L’amiral retira sa vareuse et la rangea soigneusement sur le fauteuil, avant de se caler contre le dossier et se demander pourquoi des hommes, le mois dernier, avaient voulu le kidnapper. Agustín, son aide de camp, lui avait transmis un pli, qui provenait de la CIA, susceptible de remettre en question sa sécurité.
— Qu’est-ce que cela cache ?
Il renonça à sa cigarette pour se verser du café dans une porcelaine ébréchée, en avala une gorgée et reposa la tasse fumante, en la poussant au bout de la table.
— Comme si cela ne suffisait pas, ce jus est infâme !
Il étouffa un profond soupir. Le bruit d’un pas de bottes résonna dans le couloir. On tapa à la porte. L’amiral sursauta avant d’ajouter :
— Entrez !
L’huisserie entrouverte laissa apparaître la tête d’un auxiliaire qui pénétra dans le bureau aux boiseries sombres. L’officier paraissait chétif avec un visage osseux, et une bande de poils au-dessus des lèvres, une moustache fine en trait de crayon. Le soldat des forces navales venait tout juste de sortir de l’académie militaire. L’alférez [2][1] de frégate, vêtu d’un uniforme d’un blanc immaculé, salua en claquant les talons joints. Les deux hommes échangèrent un regard à la dérobée.
— Amiral, mes respects, l’escorte est arrivée.
— Bien.
Le jeune marin, resta immobile, tendu comme un I, déglutit et reprit.
— L’escorte attend dans la cour.
Les bottes lustrées éblouissaient l’officier général de la flotte. La recrue caressait du pouce l’épée qu’il avait reçue en sortant major de sa promotion. L’alférez écrasait l’énorme bague qu’il portait à l’auriculaire de sa main gauche, la seule fantaisie qu’il s’accordait. La chevalière était ornée de l’emblème de l’armada espagnole, une ancre dorée, surmontée d’un diadème qui arborait les trois fleurs de lys.
— Que dites-vous ?
— Éminence, votre véhicule est garé dans la cour.
— Parfait, en attendant que diriez-vous de rechercher l’erreur grossière sur ce tableau ?
L’officier supérieur s’amusait de l’allure martiale que l’alférez se donnait. La bleusaille scruta la toile, se gratta la nuque, gonfla la poitrine, et déclara :
— Les galons de manche sur la vareuse.
— Exact, Agustín, le peintre, a ajouté un ruban de trop, cinq au lieu de quatre.
— Amiral, votre escorte attend.
— Je le sais Agustín, répliqua le chef du gouvernement, irrité par la réserve de son auxiliaire.
Carrero Blanco tira un mouchoir de sa poche, s’essuya le visage et contourna son bureau en reprenant d’une expression mi-amusée.
— Vous paraissez aussi raide que la justice de ce pays. Surtout, ne promenez pas un chien en laisse et encore moins un pachyderme.
Le jeune officier de frégate, sans lever les yeux, enchaîna sur le même timbre de voix mécanique :
— Éminence, j’ai fait établir un nouvel itinéraire pour vous rendre à l’église San Francisco de Borja.
— C’était inutile Agustín, je ne désire pas modifier mes habitudes.
— La note de la CIA…
— Allons soldat, que diantre ! Nous sommes des militaires. Je ne vais pas trembler à chaque fois qu’un hurluberlu monte le projet de me prendre en otage ! Cependant, j’y songerai, ne vous inquiétez pas.
Carrero Blanco s’approcha d’Agustín et lui tapota le bras.
— En 1936, une bombe avait détruit l’arsenal de Santander. La plupart de mes hommes avaient pris leurs jambes à leur cou. Un tank républicain a surgi dans la rade, j’ai couru vers lui mon pistolet au poing. N’allait pas croire que j’avais la moindre chance. Le char s’est arrêté devant moi. Un individu, armé d’une mitraillette, s’est présenté en haut de la tourelle. Il était très jeune, il a souri et m’a ordonné de quitter le port. Je n’ai jamais douté de ma bonne étoile. Dieu ne désire pas me rencontrer dans l’immédiat.
Au moment où Agustín s’apprêtait à lui répondre, l’amiral lui vola la parole.
— Bien, allons-y.
— Éminence, acceptez-vous au moins que je fasse renforcer l’escorte ?
Le chef du gouvernement ne réagit pas. Il jeta un coup d’œil sur sa montre à gousset, un cadeau de María, à l’occasion de leurs quarante-quatre années de mariage, et se rappela que la veille, lors du repas du soir, elle s’était ouvertement inquiétée sur sa sécurité.
— Luis, je suis soucieuse depuis quelques jours, le procès des syndicalistes risque de t’apporter encore plus d’ennuis.
— Sois tranquille, María, le calme dans la rue est revenu. Carlos Arias a réprimé les troubles de la semaine dernière. La situation est sous contrôle.
— Je t’en supplie, tu devrais faire un peu plus attention. Pourquoi ne partirions-nous pas retrouver le temps radieux de Santoña en attendant que tout soit terminé ?
— María, tu sais bien que le moment n’est pas propice. Le Caudillo est fatigué. Il ne peut plus diriger le gouvernement.
— C’est donc la fin…
— Je le crains, son endurance décline. Hier, il s’est de nouveau endormi durant le conseil.
— Quelle tristesse !
— Je l’observais. Il me faisait pitié. Durant toute la réunion, son regard était dans le vide. Le caudillo avait la mandibule pendante et les yeux larmoyants.
En se retournant, l’homme heurta le fauteuil en bois de Kiaboca et ne cacha pas son agacement.
— Nous en discuterons plus tard, Agustín. Allons-y, je vous suis.
— Bien amiral.
Le chef du gouvernement revêtit sa vareuse et avala d’un trait les dernières gouttes de café. Dehors, un trou de ciel bleu semblait vouloir percer. Le moment était venu, pour lui, de se rendre à l’église jésuite du père Rubio.
[1] Dans la marine espagnole, les militaires issus des académies pour officiers sont nommés alférez de frégate.

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