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Julen m’avait décrit l’opération à venir dans ses moindres détails. En quittant la pension Mariposas, il me rappela la règle cardinale, celle qui consistait à ne faire confiance en personne.
Il se faufila très tôt, un journal sous le bras jusqu’à l’esplanade de l’autre côté du Collado. Julen, assis sur un banc, dévisageait les clients attablés à la terrasse. Il portait une paire de lunettes de soleil qui camouflait ses grands yeux ouverts, braqués sur un homme seul dans un coin de la pergola. À en juger par sa soutane et sa barbe en forme de bouc, l’individu, les mains croisées sur les jambes, ne pouvait être que le père Antonio Pragas. Le prêtre en beau charmeur, doté d’un regard intense qui électrisait ses ouailles, s’était levé de sa chaise et s’amusait tel un coq à pérorer à la table d’à côté, où avaient pris place deux vieilles dames. Puis il jeta un œil à la dérobée vers le square Santa Anna et tira de sa chasuble un mouchoir pour lancer un signe discret en direction de Julen. Ce dernier traversa la rue, s’approcha et sans mot dire, s’assit. Antonio saisit le lion par le coude.
— Bonjour, mon fils, j’ai des choses très importantes à vous dire.
— Bonjour, mon père, je vous écoute.
— L’homme se rend chaque matin à l’église San Francisco de Borja.
— Je suis déjà au courant, mais continuez, je vous en prie.
— L’amiral emprunte le même itinéraire chaque jour.
— En êtes-vous certain ?
— Depuis deux semaines, j’ai noté les va-et-vient de la voiture ministérielle.
— Et ?
— Le chef du gouvernement quitte son bureau à huit heures pour aller à son domicile rue Hermanos Becquer. Puis, le convoi repart à 8 h 25 pour l’église du père Rubio. Une seule automobile d’escorte suit le Dodge, avec trois personnes à bord.
Antonio jeta un coup d’œil à sa montre, tandis que Julen surveillait l’esplanade comme le lait sur le feu.
— Je dois reconnaître que vos informations sont précieuses.
Antonio tapota le bout de sa pipe sur le coin de la table.
— À bord du Dodge, quatre hommes prennent place, le chauffeur avec à sa gauche un inspecteur de la benemerita.[1] À l’arrière, un jeune officier de la marine et l’amiral. Au retour, le Dodge emprunte l’artère Serrano pour bifurquer dans l’avenue Claudio Coello.
— Comment est-il possible que les services de sécurité n’aient pas modifié son parcours ni même les horaires ? Je suis stupéfait.
Le religieux souffla la fumée en pleine figure du lion. Il fouilla de nouveau la place, et adressa une œillade à Julen.
— Savez-vous plutôt ce que j’ai découvert tout récemment ?
— Quoi ?
— Au retour, le Dodge emprunte l’artère Serrano pour bifurquer dans l’avenue Claudio Coello. Ce n’est pas tout…
Antonio Pragas marque un silence lorsque le serveur vient déposer sur la table une théière bouillante et deux tasses décorées de tranches de citron.
— Voilà, messieurs, avez-vous besoin de quelque chose d’autre ?
— Non merci, laissez tout cela sur la table, nous allons nous servir.
Le prêtre s’empara de la théière, et attendit que le garçon s’éloigne avant de reprendre.
— Je vous disais que ce n’était pas tout. Le Dodge n’est pas blindé.
— Quels cons !
— Mais dites-moi, où logerez-vous ?
— Nous sommes à la recherche d’un endroit discret.
— Laissez-moi réfléchir… Je connais une adresse tranquille dans la rue Coello.
— Vous nous envoyez en plein dans la gueule du loup !
— C’est à vous de décider. Mais personne ne songera à venir vous chercher à cet endroit.
Le prêtre se passa la main le long de sa barbe en forme de bouc. Il porta la tasse à la bouche en soulevant le petit doigt.
— Le concierge de l’immeuble 104, le señor Felipe Cuevas arrondit ses fins de mois en louant à l’occasion le sous-sol.
— J’enverrai l’un de mes hommes.
— Prenez garde, le gardien est un ancien policier qui travaille pour la Benemerita. Faites preuve de discrétion.
— Je vous remercie, mon père.
Antonio Pragas se leva et quitta la terrasse pour s’engouffrer au milieu de la foule. Julen attendit quelques instants avant de s’éloigner de son côté, en mitraillant d’un regard averti chaque visage qu’il croisait. Julen se précipita vers l’entrée du métro, et suffoqua sous l’air vicié de la capitale, les poumons encrassés. De retour à la pension Mariposas, il découvrit un couple qui s’acoquinait devant la porte. L’homme portait une casquette de feutre, qui dissimulait son front et ses yeux. Julen lui tapota l’épaule.
— Suis-moi.
L’individu s’acquitta d’un dernier baiser auprès de la fille, et franchit le seuil de l’hôtel, les pas calés dans ceux du lion.
— Marinetti, tes soirées alcoolisées à écluser de la bière et à te paddocker avec des nanas faciles vont finir par nous attirer des problèmes.
— Ne t’inquiète pas, j’ai juste besoin de m’amuser un peu.
— Quand, penses-tu récupérer la charge et le détonateur ?
— À la fin du mois, un logisticien de la base de Torrejon me procure des mines antichars. Ce mec est très doué.
— Ne te fais pas rouler dans la farine par ce gars.
— Pas de problème, l’homme est sûr.
— As-tu croisé Andoni ?
Il devait se rendre au marché de Rastro pour récupérer des cigares.
[1] Police secrète du régime.

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