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L’amiral Luís Carrero Blanco se comportait comme tous les hommes qui agissaient sans méfiance, sûrs de leur bonne étoile. Ce matin, du mercredi 21 novembre 1973, il expédia une tâche ministérielle avant de descendre et de s’installer à l’arrière du Dodge, garé sur le chemin de graviers que la nuit pluvieuse avait rendu glissant.
— Éminence, souhaitez-vous passer récupérer votre femme à votre domicile ? demanda Agustín assis à ses côtés qui sentait sa chemise qui lui collait dans le dos.
— Faites, comme d’ordinaire, que l’on me dépose chez moi. Puis, revenez me chercher pour huit heures vingt-cinq. Quant à María, elle se rendra à l’église San Francisco de Borja par ses propres moyens, accompagnée de l’escorte.
Le chauffeur jeta un coup d’œil rapide vers la grille de la cour et retira le frein à main. Assis à sa droite, la vitre baissée, l’inspecteur de police Emiliano Bueno mastiquait une barre de réglisse tandis que le vent glacé lui souffletait le visage. Il caressait son arme à la ceinture. Lors des exercices répétés, et ce depuis deux ans, il s’entraînait sans relâche à contrer une éventuelle attaque. Durant les stages, il se plaçait dans la position du tireur couché, puis il plongeait, rampait, ou bien s’accroupissait sur un genou et sortait en un éclair le révolver de son fourreau. Il se souvint que la seule fois où il avait dû se servir de sa pétoire, c’était le jour où il avait entendu des coups de feu derrière lui. Il s’était jeté à la hâte sur le sol pour saisir son luger automatique de neuf millimètres. Emiliano s’était retrouvé face à des gamins avec leurs jouets à amorces en métal. L’amiral achevait de parapher un document.
— Fernando, allumez le magnétophone, j’ai besoin d’enregistrer un message pour le Conseil des ministres de ce matin.
Le soldat s’exécuta et lança le lecteur de cassettes serti dans la console. Tandis que le Dodge remontait l’avenue principale et obliquait dans la rue Serrano en direction de l’église des jésuites, le chef de l’État haussa les épaules d’un air préoccupé. Depuis si longtemps, il guidait les pas du Caudillo, dans un silence religieux. Sur ses mises en garde, Franco avait muselé la phalange [3][1], radicale au goût de l’officier supérieur. Cet homme de l’ombre avait imprégné sa marque, pas à pas, en présentant au commandant suprême la nouvelle génération de militaires et civils capables de servir l’Espagne franquiste, dont certains appartenaient à l’Opus Dei. Il aimait se rendre au palais royal du Pardo, dans le clair-obscur, et prodiguer ses conseils au généralissime. Le chef du gouvernement commença sa dictée.
— Mercredi 21 novembre, rapport concernant la visite de l’archevêque de Madrid, monseigneur Morcillo. Le prélat est devenu l’un de nos farouches opposants. Il a déjà oublié qu’il doit son poste de député, à Franco. Voilà que sous la pression de la rue, il veut renoncer à toutes ses charges politiques. Morcillo baisse sa soutane et l’église nous lâche.
— Amiral. Nous arrivons au numéro 6. Je repasserai vous chercher pour 8 h 20.
Carrero Blanco sortit du véhicule et abandonna sa casquette sur la banquette. Agustín le regarda par la fenêtre du Dodge qui gravissait le perron d’un pas redoublé. Au-dessus de leurs têtes, les nuages continuaient à s’amasser. Quelque chose l’intriguait. Agustín se gratta la nuque, caressa sa chevalière et finit par se dire qu’il s’inquiétait pour rien.
[1] Organisation politique espagnole nationaliste d’obédience fascisante, fondée en 1933 par José Antonio Primo de Rivera.

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