12.

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12.

Un groupe de religieuses longeait la venelle Padilla, lorsqu’une Austin Morris passa au ralenti devant elles. Andoni, l’homme avec le regard froid, appuya sa main sur le bras d’Iban au volant de la voiture.

— Arrêtons-nous ici. Je descends, je vais me positionner sur le trottoir d’en face.

Le Galicien acquiesça et rangea l’Austin Morris près de l’accotement. Ce matin-là, le vent brassait les nuages épais qui venaient calfeutrer les derniers trous de bleu dans le ciel.

— De là-bas, je verrai le signal, ajouta Andoni en allumant une cigarette. Souviens-toi, au moment où je rabattrai la casquette sur le front, tu n’auras que trente secondes pour placer la Morris en travers de la chaussée et te cacher.

Iban approuva, leva la main et rabaissa le rétroviseur sur ses yeux verts pour se persuader qu’il allait écrire une page d’histoire, tout en laissant la clope se consumer au coin de la bouche.

9 h 20.

Carrero Blanco était radieux. Comme tous les jours, il venait d’assister à la messe matinière, et sifflotait l’hymne de la marcha granadera[1]. L’homme se souvenait des dernières semaines passées avec María dans une demeure cossue de la ville côtière de Santoña, sur la côte Cantabrique. C’était dans cette masure aux couleurs pastel, à côté de la place San Antonio, qu’il avait réussi à la séduire durant l’été 1929. Il se tenait droit dans son uniforme de jeune élève officier. Il sortait promu de l’école de la marine espagnole, et revenait d’une expédition en Amérique du Sud à bord d’un croiseur. Luis rêvassait, adossé à l’épais mur du fort Napoléon. María, quant à elle, se promenait aux côtés de sa meilleure amie Justa et de son frère Carlito qui les suivait quelques pas derrière, en digne chaperon. Luis grillait les cigarettes les unes après les autres. C’est María, qui s’était approchée la première. L’enseigne de vaisseau, surpris, avait balancé son mégot. Les deux jeunes gens avaient échangé un simple salut. Carlito, le torse bombé, s’était interposé. L’amiral songeait à chaque instant de cette merveilleuse journée. Il sourit en se rappelant les deux seules questions qui le taraudaient à l’époque. María avait-elle l’âge qui convenait ? Et quel était le statut de sa famille ? 

Son chauffeur, Fernando, le sortit de ses rêveries.

— Éminence, souhaitez-vous repasser par la Castellana avant de vous rendre au siège présidentiel ?

— Non, conduisez-moi directement au palais du Pardo.

L’amiral s’était séparé d’Agustín, son aide de camp et lui avait demandé de raccompagner María jusqu’à leur domicile. Le Dodge s’engagea dans la rue Coello avec le drapeau de l’État espagnol qui flottait sur la nageoire avant droite du véhicule.

Jusqu’à la dernière minute, Andoni Christo avait craint que toute l’opération ne fût annulée. Il attendait debout, appuyé contre un réverbère, à côté du bureau de poste. L’allée était calme, Il surveillait les quelques voitures au débouché de l’avenue Diego de León, et alors qu’il ne l’espérait plus, il découvrit la Ford qui était ralentie par un camion de livraison, un pegaso bâché, un cinq tonnes cinq. Andoni poussa un soupir de soulagement, quand il m’aperçut en train d’agiter le mouchoir bleu et blanc par l’extérieur de la vitre. Il hésita un court instant, avant de lancer le signal. La gorge serrée, il verrouilla d’un simple regard tout le boulevard.

— Qu’est-ce qu’il fout bordel, ce n’est pas le signal !

Le cinq tonnes cinq freina en urgence au croisement de l’artère Maldonado, et Andoni vit jaillir sur le côté, le Dodge noir. Il rabattit sa casquette sur le front, et agita le bras levé en direction d’Iban. Le Galicien écrasa la pédale de l’accélérateur, et les doigts tétanisés sur le volant, immobilisa l’Austin Morris au milieu de la ruelle. Le convoi passa devant lui, alors qu’il n’eut que le temps de se jeter à plat ventre sur le siège. L’avenue légèrement surélevée à cet endroit camouflait le corps d’Iban à la vue de Fernando, qui se hâtait pour profiter du tronçon dégagé.

— Fernando ! Faites attention à la voiture. Cet idiot s’est garé n’importe comment ! Bientôt, ces imprudents se rangeront au centre du boulevard.

Le chauffeur dévia la trajectoire du véhicule. Luís se redressa sur son siège, et se pencha pour mieux lire le signe peint en rouge près de la fenêtre au niveau de l’appartement 104.

9 h 34.

Fernando porta son regard sur l’électricien au sommet de l’échelle. Alfred braqua le faisceau de lumière vers lui et l'aveugla. Marinetti jeta la lampe et actionna le détonateur. Soudain, une secousse effroyable projeta Fernando contre l’inspecteur de police. Luís entendit un bruit de tonnerre, et sentit le roulis d’une onde qui le traversa des pieds jusqu’aux oreilles. L’avenue Claudio Coello se drapa d’une écume blanche. Fernando ferma les paupières et poussa un hurlement glacial.

À la hauteur de l’immeuble 104, l’asphalte se déchira et le souffle de la gerbe de poussières fit basculer Alfred dans le vide. Marinetti décrivit un arc de cercle et finit sa chute, affalé sur le trottoir. La voiture d’escorte freina violemment dans un crissement métallique, avant d’être recouverte de verres brisés, de bitume et de pavés. Derrière, le pegaso capota sur le flanc et ne put éviter de heurter de plein fouet un réverbère. Après un coup d’œil dans le rétroviseur, Julen qui suivait le camion s’arrêta pour me déposer à côté de la bicyclette. J’enfourchai le vélo, pédalai, zigzaguai et cramponnai au guidon, criai.

— Une fuite de gaz, sauvez-vous ! C’est du méthane !

J’entendis les hurlements des passants, le visage entre les mains, qui étaient allongés sur la chaussée. Le bruit infernal qui ne dura que quelques secondes réveilla le quartier. Au milieu de l’artère, un énorme trou remplaçait la route. Un Madrilène, sonné par l’explosion, demanda à la vieille dame, tapie contre lui :

— Bon Dieu, où est-elle ?

— De qui… parlez-vous ?

— J’ai vu une berline qui voltigeait, avant d’ajouter, sans la moindre hésitation, par-dessus le collège des jésuites.

— Ce n’est pas possible… vous plaisantez, jeune homme… le bâtiment mesure au moins trente mètres de haut !

— Je vous assure qu’une voiture s’est envolée !

L’essence du réservoir du cinq tonnes cinq, troué, laissait échapper un filet de carburant. Brusquement, la cuve explosa et le pegaso vomit un immense brasier de flammes rouges. Le grondement colla les derniers promeneurs à terre Je vis Marinetti se relever d’un bond et se mettre à courir vers la ruelle où l’attendait Iban. Il grimaçait à chaque foulée, et tenait son bras en écharpe. L’incendie crépitait de plus belle et finit par embraser la devanture d’un magasin. Alfred marqua un arrêt, se retourna et explora du regard la scène apocalyptique qu’il laissait derrière lui. Puis, avec un sourire au coin des lèvres, il s’engouffra tête baissée, à l’arrière de l’Austin.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? lui demanda Iban.

— J’ai voltigé du haut de l’échelle à cause du souffle.

— Ça m’étonnait aussi… Soixante-dix mètres, quelle connerie !

— Ça va aller, dépose-moi rue Castellón.

— Ce n’est pas ce qui était convenu, je t’amène à la gare d’Atocha et tu files.

— Laisse tomber, c’est le premier endroit qu’ils vont boucler. Je vais me planquer chez Pépita quelques jours.

— Te terrer là-bas, c’est un bon moyen pour que l’on te repère.

— Hé, l’as du couteau ! Tu me déposes au bas de l’immeuble 118, et ensuite chacun joue sa chance.

Nous venions d’exécuter l’amiral Luís Carrero Blanco, dauphin du général Franco, ce marin, aux yeux d’un noir profond ombrés par des sourcils épais

[1] Hymne national de la marche royale restauré par le général Franco sous son ancien nom.

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