15.
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La disparition de l’amiral Luis Carrero Blanco avait profondément affecté le peuple madrilène. Des trois dépouilles retirées de l’Américaine pliée en V, l’inspecteur Bueno et le chauffeur Fernando étaient morts sur le coup.
Le vent glacial de la sierra de Guadarrama enneigée soufflait le long de la Castellana. Le prince des Asturies, Juan Carlos, marchait seul derrière l’équipage qui portait le cercueil de l’amiral. Six chevaux tiraient l’affût. Des milliers de Madrilènes s’étaient massés de part et d’autre de l’avenue. Les militaires dotés d’un brassard noir applaudissaient la colonne qui avançait lentement. Je vis au milieu de la foule, de jeunes enseignes de vaisseau qui hurlaient des vivats. Notre groupe de cinq était à quelques pas d’eux, face à la basilique Saint-François-Le-Grand. Le dôme somptueux de l’édifice écrasait le cortège. Agustín Chavez, l’officier de frégate, aide de camp de l’amiral, se tourna vers nous. Un détail paraissait retenir son attention. Par la suite, il me raconta qu’il s’agissait de nos têtes couvertes par des bérets noirs avec nos visages camouflés par des écharpes. Lorsque le cortège passa devant nous, Julen soupira amèrement, car je fus le seul à me découvrir.
— Alejandro, vise les gars de derrière. Ils ne respectent même pas la cérémonie, lâcha Agustín.
— Veux-tu que j’aille les décoiffer ? demanda le géant à ses côtés.
— Non, pas de tapage aujourd’hui.
Ce soir-là, peu après minuit, sorties de la pénombre, d’étranges silhouettes s’approchèrent d’une taverne à l’entrée à peine éclairée. Le vent mugissait le long du trottoir. Un couple d’amoureux échangeait quelques baisers. Les ombres marchaient rapidement. Elles pénétrèrent dans l’auberge. Le plus grand, avec des épaules énormes, à la musculature saillante, entraîna son compère vers le fond de la pièce. Le riche arôme du café frais parfumait la salle. Ils respirèrent l’odeur fétide des effluves d’alcool et prirent place à une table occupée par un jeune officier de marine qui grillait cigarette sur cigarette. Derrière lui, de lourdes barriques de vin tapissaient le mur. Le plafonnier grésillait et lançait une lumière pâlotte. Alejandro, le géant, mit fin au silence pesant.
— Bonsoir Agustín. Comme tu vois ? Nous sommes réunis.
Agustín se balançait sur la chaise d’avant en arrière, dans sa tenue militaire au blanc immaculé. Il trépignait d’impatience.
— Êtes-vous au parfum ?
— À quel propos ?
— L’ETA s’est exprimé ce matin, c’est un sale coup pour le régime. Nous savions que les jours de Carrero Blanco étaient comptés.
— Que dis-tu ? Les services étaient donc au courant de la préparation d’un attentat contre l’amiral, demanda Andrés.
— Effectivement, je lui avais remis une note privée envoyée par la CIA. Selon les Américains, l’ETA, aidé par des militants communistes de Toulouse, concoctait l’enlèvement du chef du gouvernement.
— En début d’après-midi, au poste de commissariat, il y avait deux carabiniers qui chuchotaient. Ils évoquaient la présence d’une camionnette d’électriciens, à proximité de l’immeuble 104 dans la rue Coello, affirma Andrés, en prenant l’allure d’un Sherlock Holmes.
— De quoi parlaient-ils ? L’interrogea Alejandro.
— Les gardiens de la paix avaient reçu l’ordre de revenir au centre opérationnel et de ne pas perdre de temps.
— Cette affaire sent l’esbroufe.
— Et maintenant ? Que proposes-tu ? Ajouta Andrés fièrement vêtu de son nouveau blazer en tweed.
— Ce matin, l’organisation basque ETA a donné une conférence de presse à Bordeaux, lança Agustín.
— Nous savons déjà cela, Agustín, quatre étarras cagoulés ont revendiqué l’attentat devant des journalistes. Ce commando s’est présenté comme les auteurs de ce crime odieux.
— Eh bien, il s’agissait d’une mascarade, je n’y crois pas un seul instant. Les hommes, qui ont éliminé l’amiral, sont toujours dans la capitale. Ils n’ont pas quitté Madrid. Ces gars doivent être jugés.
— Mais comment comptes-tu faire ? On ne sait rien d’eux, chuchota Andrés.
— Nous devons les traquer.
— Comment et avec quels moyens, s’époumona Alejandro en tapant du poing sur la table ?
— Andrés, tu pourrais obtenir des informations.
— Ce sera difficile avec Royanez.
— Qui est-ce ?
— Le commissaire Federico Royanez, une sacrée pointure. J’ai rejoint son équipe pour l’enquête.
— Je vous propose de prêter serment de ne jamais renoncer et de retrouver ces assassins jusqu’au dernier, souffla Agustín.
Alejandro saisit la carafe de vin et versa le liquide d’un rouge vermillon dans les gobelets de terre cuite, tout en croisant l’œil noir d’Agustín.
— Cette promesse est une pure folie, nous devrons rester discrets, mais je suis des vôtres.
Les trois hommes avalèrent une gorgée de ce jus râpeux.
— Pouah ! ce vin a un goût infâme ! À l’amiral !
— À la mémoire de Fernando, murmura Agustín.

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