17.
17.
Un bruit de moteur vrombit dans la cour du ministère de la Marine. Des portières claquèrent. Deux officiers de frégate s’engouffrèrent à l’intérieur du bâtiment. Les deux hommes gravirent les marches de l’escalier, pour s’immobiliser devant le bureau 112. Agustín hésita à toquer, une petite voix lui susurrait qu’il allait devoir la jouer serrer. Alejandro ouvrit la porte sans prendre le temps de s’annoncer, et passa la tête par l’embrasure.
— Mes respects, Capitán de corbeta[1]
— Parbleu ! Depuis quand entre-t-on dans mon service sans frapper ?
— Désolé Capitaine, une urgence.
— Qu’y a-t-il de si pressant ? Je casse la croûte. J’ai une sainte horreur d’être dérangé pendant ma pause.
— L’officier de frégate Agustín et moi-même, nous souhaitons avoir accès au dossier concernant l’assassinat de l’amiral.
— Impossible, cela ne relève pas de vos compétences. Vous pouvez disposer.
— Capitaine, je réitère ma demande.
— Je viens de vous dire que cela ne dépendait pas de vos fonctions. Êtes-vous sourd ?
— Vos beuveries nocturnes quotidiennes, à la cervecería[2], sont-elles le fruit de vos missions ?
Le capitaine resta bouche bée. Ses joues prirent en quelques secondes une teinte rouge sombre. D’un bond, il se redressa en renversant sa chaise. Les deux poings fermés, l’un posé sur son bureau, l’autre dans l’assiette de pommes de terre, il foudroya le colosse d’un regard noir.
— Quel dossier ?
— Dossier AD 6324-1 dans l’armoire juste derrière vous, lui lança Agustín, resté jusque-là silencieux.
— Ce dossier n’appartient pas à la marine, mais à la Benemerita.
— Dans ce cas, appelez Andrés Valdez.
— Qui est-ce, ce génie ?
— L’un des inspecteurs qui enquêtent sur la mort de l’amiral.
— Eh bien, pourquoi venir à mon bureau à la pause déjeuner, voyez directement avec lui !
— Un document a été greffé au dossier. Il s’agit du témoignage d’un concierge.
Au même moment, la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Le capitaine se rassit et décrocha.
— Hein ? Oui, ils sont juste devant moi.
À l’autre bout de la ligne, une petite voix calme, lui intima un ordre.
— Je pense que vous…
Cette fois-ci, le ton de l’inconnu se fit plus pressant.
— Non, bien sûr que non. C’est noté, je leur donne le document, lâcha le capitaine les yeux grands ouverts avec la voix qui se mit à trembler.
Agustín pivota vers Alejandro et lui murmura entre les lèvres :
— Une chose est sûre, ce gars vient d’avoir la frousse de sa vie.
Le capitaine de corvette se tourna vers l’armoire, hésita un instant puis l’ouvrit en soupirant.
— Oh, après tout, cela ne me regarde pas.
Sa main chercha dans la pile de dossiers, tandis que les deux officiers ne le quittaient pas des yeux. Le capitaine se retourna pour tendre le document. Dans la précipitation, il renversa sa tasse qui contenait encore du café tiède.
— Tenez ! Disparaissez maintenant.
— Surtout, ne promenez pas un chien en laisse, ni même un pachyderme, lui lança Agustín.
— Quoi ?
— Oubliez ! C’était un simple jeu de mots que l’amiral Carrero Blanco aimait prononcer.
Tandis que le capitaine de corvette marmonnait un jargon inaudible, les deux enseignes de frégate sourirent en quittant l’office.
— Eh ! les deux Sherlock Holmes, vous refermez la porte derrière vous ! Et à moins que la fin du monde ne soit pour demain, ne revenez plus traîner vos guêtres dans mon bureau !
En descendant l’escalier central, Agustín ne put s’empêcher d’interroger Alejandro.
— Alejandro, je crains que nous ne soyons pas les seuls à vouloir retrouver l’artificier.
— Qui pouvait être au bout du fil ?
— Je ne sais pas, en tout cas le capitaine a reçu l’ordre de nous remettre le dossier.
Dans la soirée, les deux officiers de marine rejoignirent l’inspecteur Andrés Valdez à la taverne rue Serrano. Un nuage de fumée flottait sous le plafond. Au fond de la salle, deux guitaristes s’époumonaient dans un chant gitan. Toutes les tables étaient occupées. Les trois hommes se dirigèrent vers le bout du comptoir.
— Aubergiste ! Envoie-nous quatre godets et ta meilleure bouteille de Rioja ! Et cette fois, ne t’amuse pas de nous balancer ton breuvage morbide, hurla le géant.
— J’ai pu étudier avec attention la déposition du concierge, déclara Andrés. L’artificier n’est autre qu’un ancien de l’OAS, du nom d’Alfred Marinetti.
— As-tu son adresse ? lança, Alejandro.
— Non, apparemment, il loge chez une femme.
— Où vit-elle ? ajouta Agustín.
— Nous ne savons pas encore, mais elle travaille le soir dans un bar de la rue Castellón. Je suivre sa piste. J’ai lu la déposition du prêtre Antonio Pragas. Juste après l’explosion, il a vu Marinetti se ruer dans une Austin Morris. Il a eu le temps de relever la plaque. J’ai mené ma petite enquête, la voiture est souvent garée à côté de la pension Mariposas. Il mentionne aussi un électricien qui descendait dans la rue à bicyclette et un autre sur le trottoir qui aurait lancé le signal en jetant sa casquette au sol. Tous ces gars se sont évaporés dans la nature.
[1] Capitaine de corvette, grade d’officier dans l’Armada espagnole.
[2] Brasserie.

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