1974 Madrid, vallée du Loyosa.

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1.

Trois semaines s’écoulèrent tranquillement. J’avais fui la capitale pour me cacher dans le petit village de Pozo de Almoguerra. Julen grillait jusqu’à trente cigarettes par jour, et ce soir, le cendrier posé sur le lit, il alluma une énième clope. Je le sentais énervé. Il venait de m’apprendre la mort d’Alfred Marinetti.

Au milieu d’un grand tapage, Pepita se déplaçait d’une table à l’autre. Elle répondait aux clients en employant parfois un ton cinglant qui tranchait avec son délicieux visage et la blondeur de ses cheveux frisés. Les beaux parleurs au comptoir riaient à tue-tête et prêtaient leurs attentions sur la serveuse avec un regard insistant. Elle se faufila jusqu’à la tablée occupée par deux officiers de la Marine. Légèrement en retrait, les coudes appuyés au bar en zinc, Andrés vêtu de son blazer en tweed la fixait.

— Que désirent ces messieurs ?

— Deux bières à la pression bien fraîches avec une tortilla de patatas[1].

La fille portait des bottes noires qui lui montaient jusqu’aux genoux. Elle s’éloigna d’un pas trainant en laissant claquer ses bottines sur le sol. Andrés en profita pour lancer un signe en direction d’Agustín et d’Alejandro.

— C’est bien la femme que nous recherchons.

Quand Pepita revint servir la table, à l’en croire lorsqu’elle posa l’assiette, il s’agissait de la meilleure omelette de la capitale. Puis elle disparut en se tortillant vers le comptoir et lâcha un puissant soupir au moment où Andrés lui pinça le postérieur.

— Hé ! Bas les pattes corniaud !

— Dis-moi Pepita, tu ne râles pas avec les autres gars.

— Imbécile ! J’ai mon homme qui m’attend patiemment chez moi.

— Désolé, je pensais que tu vivais seule.

— Eh bien, mon bonhomme, tu te trompes.

Dès que Pepita s’en retourna, Andrés se réjouit d’un sourire satisfait et leva un pouce victorieux en direction d’Agustín.

— On finit nos verres et on revient à la voiture.

— Que se passe-t-il ?

— L’artificier se planque chez la fille. On se retire et on patiente dans la Fiat.

Alejandro se contenta de plonger ses doigts dans l’assiette et de porter à la bouche un morceau de tortilla. Les deux officiers sortirent sans mot dire. Une fois dans la rue, le géant ne put s’empêcher d’engloutir d’une seule bouchée l’en-cas puis de grommeler entre ses dents.

— Depuis quand commande-t-on des bières sans les boire ?

Agustín enfonça les mains dans sa vareuse, traversa la route et hâta le pas jusqu’à la voiture.

— Vas-tu m’expliquer ?

— Cesse de rouspéter. Nous devons la suivre en toute discrétion. Avec un peu de chance, la fille finit son service de bonne heure.

Il n’était pas encore vingt heures lorsque Pepita quitta la brasserie. La tête penchée sur ses bottines, elle marchait le long du trottoir d’une foulée rapide. Ses bottes cuissardes martelaient le bitume. Elle piocha dans son sac à la recherche d’un trousseau de clés. Le bas de la rue Castellón était peu fréquenté. Agustín démarra le moteur et s’engagea sur la chaussée. Il roula à une allure lente, les feux éteints. Pepita regarda à droite, à gauche, avant de pénétrer à l’intérieur d’un immeuble. La fille disparut sous le porche. Agustín échangea un coup d’œil avec Alejandro et gara la Fiat. Les deux hommes descendirent et se fondirent dans la nuit.

— Bien, voici comment nous allons procéder. Tu te positionnes à l’arrière du bâtiment. Avec Andrés, on se rendra à l’appartement.

— Mon ami, si l’artificier ressemble à la description du concierge, nous allons devoir employer la méthode forte.

À quelques dizaines de mètres de l’entrée, Andrés contourna un bec de gaz. Il se posta derrière en sentinelle. Il fit signe à Agustín de le rejoindre. Ils s’engagèrent dans le bâtiment sans allumer et montèrent l’escalier en prenant la précaution d’étouffer leurs pas. Il régnait dans le noir un calme oppressant. Dehors, Alejandro grillait une cigarette tout en caressant les boutons en cuivre de son uniforme, orné d’épaulettes noires et or.

— Troisième étage, chuchota Andrés.

— Comment es-tu au courant ?

— Le patron de la brasserie.

Arrivé sur le palier, Andrés trébucha sur la dernière marche. Les deux hommes s’immobilisèrent et restèrent un long moment à l’affût. Le souffle court, Agustín vit un halo de lumière qui s’alluma tout à coup sous le seuil de l’appartement 26.

— Mince, on est repéré. On fonce !

L’inspecteur Valdez cogna violemment du poing contre l’entrée. Ils entendirent galoper dans la pièce. Agustín prit son élan et défonça la porte. Il s’affala au cœur d’une salle unique. Un colosse en caleçon se jeta vers le buffet qui meublait la garçonnière. Il ouvrit un tiroir et saisit un pistolet. Pepita, dénudée, surgit de sous les draps, se rua sur Andrés, qui restait comme abasourdi. La femme, aux longs cheveux d’or bouclés, avec un grain de beauté sous la pommette, griffa la joue d’Andrés jusqu’au sang. Agustín demeurait étendu sur le sol, incapable d’agir. Alors que tout espoir semblait perdu, un bruit sourd frôla les oreilles d’Andrés. Agustín aperçut Marinetti qui balançait d’avant en arrière et qui s’effondra sur le tapis.

— Pas mal, non ? s’écria Alejandro.

— Alejandro, qu’est-ce que tu fiches là ?

— Je ne voyais pas l’intérêt de moisir comme une bourrique dans la rue. Je n’ai pas résisté à l’envie de vous suivre. Et à regarder vos deux têtes, tout me laisse à croire que j’ai eu raison. Que penses-tu de mon lancer ?

— Ton gourdin a fait mouche, balança Andrés en ricanant.

— Agustín, que fait-on de la femme ? On l’embarque avec nous ?

Inutile, elle n’est sûrement au courant de rien.

[1] Omelette aux pommes de terre.

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