11.
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Église San Francisco de Borja, Madrid, jeudi 20 décembre 1973, 8 h 25.
Agustín descendit de l’Américaine. Il était satisfait de la façon dont se déroulait ce début de journée. Fernando, le chauffeur, sifflotait gaiement quelques notes brèves. « Enfin, une éclaircie », songea-t-il. Quant à l’inspecteur Emiliano Bueno, il alluma une cigarette. Les trois hommes laissèrent tourner le moteur du Dodge.
— Agustín, as-tu remarqué sur le chemin les deux gobe-mouches en salopette bleue ? demanda Fernando.
— Non, je n’ai pas fait attention.
— Et cette fille qui nous fixait à l’angle de la rue, ajouta Bueno.
— Le Dodge l’a sûrement impressionné, répliqua Agustín, un sourire au coin des lèvres.
— Que guapa ! Une femme à croquer, s’écria l’inspecteur.
— Emiliano, je te rappelle que la vie de l’amiral est menacée.
Le policier enchaîna d’une parole folâtre :
— Sans blague ! Tu me joues la pantomime du type blasé.
Agustín éclata de rire et envoya à l’agent un coup d’œil complice. Il me découvrit sur le trottoir d’en face. Il se gratta la nuque. La voix du chauffeur qui résonnait à ses oreilles le distrayait.
— Agustín, j’aimerais déposer mes fils au collège tout à l’heure, je te laisserai bien les clés du Dodge.
— Toi ? Mais ce n’est pas ta femme qui s’en occupe d’ordinaire ?
— En ce moment, Clara est fatiguée. C’est manière de l’aider.
— Qu’est-ce qui te retient dans ce cas ?
— Tu n’ignores pas la rigidité du vieux, s’il l’apprend, je suis bon pour les arrêts. L’autre jour, il voulait savoir si je connaissais un auteur du nom de Juan de… quelque chose.
L’alférez resta muet, scruta le parvis, et mitrailla la rue Maldonado d’un seul regard.
— Agustín ! Je te parle, balbutia le chauffeur, surpris par la curiosité du jeune officier de marine.
— Juan de la Cosa, évidemment, j’ai entendu.
— Ouais, c’est ce nom.
— Et qu’as-tu répondu ?
— Que cet écrivain devait être un gauchiste.
— Tu es ridicule ! C’est le pseudonyme qu’il utilise pour publier ses ouvrages.
— Mince, décidément, je n’en rate pas une.
Agustín se mit à ricaner.
— Non, Fernando, tu as raison, tu n’arrêtes jamais.
Le jeune officier de marine ordonna d’un geste de la main, le silence au chauffeur. Il m’observait de nouveau. Les mâchoires serrées, je n’avais pas remué d’un millimètre. J’allumai une cigarette, puis la jetai après avoir tiré une bouffée. J’étais nerveux. Agustín murmura à Fernando qu’avec ma veste fantaisiste, je pouvais me rendre à un bal costumé. L’esplanade restait silencieuse, comme endormie. Les doigts de l’enseigne de frégate se crispèrent sur sa bague. Il ne prêtait plus attention à la discussion entre ses collègues, et encore moins au bâillement retentissant, écrasé par l’inspecteur, de manière maladroite.
— Fernando regarde le type de l’autre côté de la rue.
— Quel bouffon avec sa veste à carreaux !
— J’y vais, restez là !
— Tu devrais l’appeler…
— Non, inutile de courir le risque de le voir se sauver.
— Qu’est-ce que tu vas t’imaginer, dis-lui tout simplement de venir toutes affaires cessantes, et ne t’embarrasses pas avec ce gars !
Agustín traversa la chaussée, et s’approcha de moi. Je feignis de l’ignorer, et me ruai d’un bond à l’intérieur d’une cabine téléphonique. Tandis que j’essayai de refermer la porte, l’officier de frégate bloqua le battant de la main.
— Que fixes-tu depuis tout à l’heure ?
— Rien. Que me voulez-vous ?
— Montre-moi tes papiers !
Je semblai complètement perdu. Agustín ne me quitta plus des yeux. Je m’empressai de sortir mes documents. Je tremblai et les dépliai de manière malhabile. L’un d’eux, griffonné, tomba aux pieds de l’alférez, qui posa la pointe de sa botte dessus et le ramassa. Il lit à voix haute, les mots que j’avais écrits de façon hâtive.
— San Francisco de Borja, C, mouchoir bleu. Explique-moi tout ce baragouinage !
— J’ai un rendez-vous.
— Avec qui et où ?
— Rosa Eneri, ma sœur. On s’est donné un rencard devant l’église du père Rubio.
— Que peux-tu me dire à propos de cette histoire de mouchoir ?
J’hésitai à répondre, puis retirai de ma poche un carré violet et blanc.
— Je lui ai dit que je le porterai visible sur ma veste.
— Parce que ta satanée sœur ne pourra pas te reconnaître dans la rue.
— C’est au cas…
— Comme c’est mignon ! Comment t’appelles-tu ?
— Eneko Eneri.
— D’où viens-tu ?
— Je suis natif de Bilbao.
— Où loges-tu à Madrid ?
— Au 4558, Calle de la Galina.
Au même moment, les chants des cantiques annoncèrent la fin de la messe et résonnèrent jusqu’aux oreilles du jeune officier de marine. Agustín se retourna et vit l’amiral qui descendait les marches du perron par volée de deux.
— C’est bon pour cette fois.
Je récupérai mes papiers et attendis que l’enseigne de vaisseau fût suffisamment éloigné, pour glisser la boule froissée dans la bouche. Je l’avalai sans mâcher, puis en quelques enjambées, je disparus à l’angle de la rue, et montai à bord de la Ford.
— Bixente, tu devrais te détendre, souligna Julen, en jetant sa boîte à outils à l’arrière du véhicule.
— Crois-moi, j’ai essayé, mais, je n’ai pas pu, cet officier semblait drôlement suspicieux.
— Le Dodge de l’amiral part à l’instant, nous avons le temps de rejoindre le groupe. On va contourner l’esplanade par la rue Serrano et repasser devant la voiture en haut de l’avenue Coello. Je te déposerai comme convenu de la rue Padilla. Tu prends la bicyclette, et dès l’explosion, tu fais diversion le long de l’artère. Et par pitié, vire cette veste et endosse le bleu d’électricien placé sur la banquette à l’arrière !
Julen entendit le moteur du Dodge qui démarrait. Il contempla un instant, la vitre baissée, l’esplanade de l’église, alors que la brise fraîche caressait ses joues. Il lança un signe de la main derrière lui en guise de salut, et passa les doigts sur son visage rêche. Julen sourit en découvrant qu’il ne s’était pas rasé ce matin.

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