1975. Ségovie, la citadelle du bouc.
1.
Bien que cahoteuse, l’allée principale qui menait au porche gigantesque du monastère était magnifique. D’innombrables palmiers s’entremêlaient et bouchaient l’horizon. L’endroit était parfait pour une planque.
Au bas de la colline, un tumulus de terre et un marbre renversé marquaient la tombe du père fondateur. La dernière demeure du moine ermite, enfoui sous le sol poussiéreux, s’était évanouie peu à peu, pour ne laisser apparaître qu’une simple croix en bois, rongée par le vent et une dalle brisée. Deux siècles s’étaient écoulés depuis sa mort.
Le doyen du prieuré del Parral avait accepté Antonio Pragas pour une retraite en ce lieu de prières et de quiétude. Les journées d’Antonio se déroulaient en vase clos entre le silence, la solitude, la contemplation et la pénitence. Mais cette dernière nuit fut terrible, des heures sapées par des cauchemars, tourmentées par la vision de son trépas.
Ce matin, devant le décor inchangé du monastère de l’Ordre de Saint-Jérôme, il prenait une gorgée de thé. Le vent chaud d’Estrémadure, qui avait forci, lui fouettait le visage. Il scrutait en contrebas du jardin la pierre tombale, lorsque le père Arrantzale s’approcha de lui.
— Père Pragas, puis-je me joindre à vous ?
Antonio, les traits brouillés par une mauvaise nuit, daigna lui répondre. Il se contenta de hausser les épaules et de lever la tête vers la façade inachevée de la chapelle monastique, avec le regard perdu vers le cloître gothique et les Mudéjars.
— Père Pragas ?
— Oui.
— Puis-je m’asseoir à vos côtés, je serai heureux de faire votre connaissance ?
Antonio démêla de ses doigts sa chevelure épaisse, étonnamment blanche.
— Oui, bien sûr. De quelle région d’Espagne venez-vous ?
— Je suis responsable de la paroisse de l’église Saint-Antoine à Madrid.
— Ainsi, vous bénissez les animaux.
— Il y a huit mois, un fidèle m’a demandé de rendre gloire à sa tortue, car il voulait qu’elle soit en bonne santé, confia Arrantzale, pour l’occasion, il avait habillé la bestiole d’un pull-over jaune et rouge décoré d’un œillet.
— Quelle drôle d’idée ! Quelles sont les nouvelles dans la capitale ?
— Il y fait si chaud, qu’un peu de répit au monastère est le bienvenu. Après le décès de l’amiral, la ville s’était animée de parades et de manifestations de soutien. Aujourd’hui, les défilés militaires doivent couper l’herbe sous le pied de ceux qui imaginent que la fin de Franco est imminente.
— Je pensais que le Généralissime ne sortait plus de son palais.
— Les dernières démonstrations publiques ravivent ce diablotin de général.
— Ainsi, l’annonce de sa fin serait de nature à relancer ce démon.
— Monstre, dîtes-vous, que Dieu vous bénit. Le gouvernement vit ses ultimes soubresauts, prédit Arrantzale d’une voix calme.
— Comment le savez-vous ?
— Des bruits courent dans la capitale…
— Quelles sortes de potins ?
Les rafales d’un vent brûlant martelaient les jardins du cloître de l’hôtellerie.
— Il traîne une rumeur selon laquelle, depuis la mort de l’amiral, le régime va s’effondrer rapidement. Le Caudillo, malade, est reclus dans son palais madrilène et souffre le martyre.
— Eh bien, nous serons débarrassés d’un monstre, longue vie à vos animaux et que le Caudillo rejoigne le sacrifice des persécutés.
— Que la providence vous écoute.
— Quoi d’autre ?
— Une vieille dame est venue se confier après l’attentat.
— Que dîtes-vous ?
— Cette personne se rendait chaque matin à l’église San Francisco de Borja et priait devant le chœur de la chapelle, elle a surpris la discussion d’un prêtre et d’un homme à l’accent basque quelques semaines avant le crime.
Antonio jeta un regard inquiet sur les murailles de l’Alcazar, et s’essuya le visage trempé de sueur. Il marqua un silence au moment où un moine de l’Ordre de Saint-Jérôme passa devant eux, avec un trousseau de clés à la main.
— Qu’a-t-elle dit d’autre ?
— Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une confession, je peux donc vous en dire plus. Elle n’avait jamais croisé ce prêtre dans la basilique et l’allure du religieux lui a paru bizarre, un homme à la musculature puissante, avec un tatouage sur l’avant-bras, portant un bouc de barbe en forme d’encre.
— En forme d’encre ?
— Oui, comme vous. Mais le plus intrigant des deux individus était celui avec un fort accent basque.
— Inquiétant, c’est-à-dire…
— L’abbé le surnommait le lion, un drôle de vocable pour un fidèle, s’exclama Arrantzale, les yeux traversés par un éclair d’amusement.
Pragas s’agrippa au coude du moine, avant de poursuivre.
— Vous voulez dire que ces deux hommes semblaient suspects.
— C’est exact. Mais au moment où elle s’est levée du banc et s’est dirigée vers la sortie…
Le moine au trousseau de clés, d’une taille imposante, chassa une goutte de sueur qui perlait sur son front et le pas lourd, marqua un nouvel arrêt près de la fontaine du jardin, à trois pas des pères Arrantzale et Pragas.
— Père Pragas, je vous laisse, je dois accueillir un groupe de pèlerins dans notre hôtellerie monastique. Nous reprendrons cette discussion plus tard.
— Vous savez où me trouver.

Annotations
Versions