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La douleur à la jambe empêchait Antonio de s’échapper. Il plongeait dans un mauvais rêve. La voix brutale de l’homme au colt Python le sortit de son mutisme.
— Pour un ancien du KGB, tu as commis pas mal d’impairs.
— Oh, merde… que veux-tu dire ?
— Je n’irai pas par quatre chemins, tu as laissé beaucoup d’indices et de témoins derrière toi.
— C’est-à-dire, demanda calmement Antonio.
— Le jour de l’attentat, tu as ramassé la plaque d’immatriculation du Dodge sur le trottoir.
— Comment sais-tu cela ?
— J’ai parcouru le procès-verbal d’une vieille dame qui, ce jour-là, a signalé la présence d’un prêtre récupérant la plaque, mais ce n’est pas ce détail qui m’a placé sur ta piste.
— Que dois-je comprendre ?
— Elle fut étonnée par la manière de te signer… de droite à gauche, comme les orthodoxes.
Antonio dévisagea l’inconnu avec les mâchoires serrées. L’homme avait raison, d’ordinaire il se gardait bien de ce genre de méprise. Mais ce jeudi 20 décembre 1973, la satisfaction d’assister au crime de l’amiral Carrero Blanco lui avait fait perdre sa prudence.
— Tu restes silencieux. Tu commences à deviner pourquoi je suis remonté aussi vite jusqu’à toi. Les jours suivants, tu as poussé la ruse en balançant les membres du commando dans l’espoir d’écarter tous soupçons te concernant. Un nouveau témoin a ravivé ta trace.
— J’ai toujours aimé les énigmes, une autre femme ? lança Antonio en esquissant un sourire narquois.
— Oui, une autre femme. Paloma Estrena.
— Qui est cette personne ?
— Une Madrilène qui se rend chaque matin à l’église San Francisco de Borja pour prier. Un mois avant l’attentat, elle t’a croisé dans l’allée centrale en train de discuter avec l’un des terroristes au fort accent basque. Elle t’a souri et fut surprise de ne pas voir le prêtre Salazar qui officie à la basilique. Lorsque tu t’es penché pour glisser une clé dans la poche de celui qui était assis devant toi, la manche sur ton bras droit s’est relevée pour laisser apparaître un tatouage.
Antonio Pragas retomba la tête en arrière et soupira. Il sentait l’air humide et les moustiques qui lui piquaient la peau. Il ferma les yeux et repensa à toutes ces années durant lesquelles, il vendait ses informations pour vivre une vie de luxe. Le matin, il partageait un café infâme avec ses collègues du service des renseignements et le soir, il flambait à coup de liasses de billets dans les restaurants les plus huppés de la capitale. Il demanda une cigarette à l’inconnu, qu’il alluma et fuma par bouffées répétées comme s’il consommait du tabac pour la dernière fois.
— Bon, maintenant que décides-tu ?
— Tu sais déjà la suite.
Au moment de se lever, Antonio fut pris d’un léger vertige. Il regagna le bord de la colline, alla appuyer son front contre le tronc d’un amandier, et pria l’homme mystérieux de faire vite. Une larme minuscule coulait le long de sa joue. Comme obsédé par le détail, il remonta les manches de la bure, lissa les poils de sa barbe, scruta l’heure de sa montre. Il était vingt-trois heures, six minutes et huit secondes.
— C’est étrange.
— Qu’y a-t-il d’étrange ?
— Tu pourrais être policier, mais j’imagine que tu appartiens à l’armée.
— Je suis colonel de la Benemerita.
— Quel est ton nom ?
— Le passeur.
Une détonation assourdissante transperça la nuit.

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