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Quartier d’Argüelles.
Les lueurs du jour, dans un premier soubresaut, embrasaient la cime des grands arbres du parc de l’Ouest. L’immense îlot de verdure séparait la partie haute de la capitale madrilène du fleuve Manzanares. Le district étalait la masse sombre de ces immeubles gris et ternes. Un coupé Fiat fonça, les pleins phares allumés, dans la rue Abascal. Tandis qu’une bande de jeunes, issus de la bourgeoisie, s’attroupait à la terrasse du Castizo, la Fiat ralentit. Elle tourna et s’arrêta à l’angle du bar. Un corridor de platanes ombrageait l’artère, le seul écrin de verdure du coin. Alejandro ouvrit la boîte à gants et s’empara d’un gourdin.
— Au cas où le molosse tenterait un mauvais coup.
— Pas de risque, au vu de la façon dont on l’a secoué dans le coffre toute la nuit, confessa Andrés.
— La rue est calme. Allons-y, on le sort de la Fiat. Agustín, où veux-tu l’interroger ?
— Sûrement pas dans mon appartement. On l’amène à la cave. C’est discret, je n’y vois jamais de locataires.
Andrés ouvrit lentement la malle de la Fiat. Alejandro asséna un violent coup de gourdin sur la nuque du captif et s’acharna sur l’homme ligoté dans le véhicule.
— Mince ! Arrête, il a son compte.
— Crois-moi, Andrés, ce serpent n’est pas près de courir un marathon.
Alejandro et Andrés traînèrent, par les épaules, le gaillard, les mains nouées dans le dos. Le groupe pénétra dans la cave. La pièce était exigüe, quasiment vide, meublée d’une chaise, d’un transistor posé sur un guéridon et d’un bidon d’eau. Ils l’installèrent sur le siège. Les dents du molosse mordaient le bout de tissu. Sa bouche laissait échapper des râlements étouffés. Andrés lui retira le bâillon. L’homme était encore sonné, le cou tuméfié. Il grimaça, tandis qu’il tenait la tête penchée, les mains ficelées dans le dos et les jambes recroquevillées. Agustín le contempla de près et s’attarda sur les traits grossiers du bonhomme. Un visage rectangulaire avec le nez arqué, des joues saillantes, des sourcils épais, des lèvres charnues, et des épaules massives qui mettaient en avant un menton pointu. L’officier alluma une cigarette, et tira une longue bouffée. C’est à ce moment-là qu’il commença à lui parler à voix basse.
— La fumée ne te gêne pas ? La journée a bien mal débuté pour toi. Si tu veux, je peux t’apporter un verre d’eau.
L’homme, les yeux dans le flou, acquiesça d’un hochement de la tête.
— Mais avant, tu vas devoir me fournir quelques informations.
— Je n’ai rien à te dire.
— Soit tu es très courageux, soit tu es idiot. On t’a cherché pendant des heures et des jours. On ne va pas te relâcher sans que tu aies livré, au préalable, quelques indications précises sur le reste du commando.
— Inutile de perdre ton temps, répliqua Alfred qui se mit à ricaner, laissant feindre un sang-froid à toute épreuve.
La porte de la cave, à peine entrebâillée, se referma d’un coup en claquant. Une ferronnerie rouillée se décrocha. À l’autre bout de la pièce, Alejandro frémissait d’impatience, et faisait les cent pas. La calme assurance de Marinetti le fit exploser de rage. Il se rua vers lui, et lui asséna un violent coup de gourdin sur la joue. Quelques gouttes de sang s’échappèrent d’une entaille profonde.
— Bordel ! Tu fais chier. Tu vas te mettre à table. Tu te crois trop futé en pensant que tu peux nous promener.
Agustín contint d’un geste la main Alejandro.
— Ton nom est Alfred Marinetti, un ex-sergent de la Légion étrangère française. Tu as traîné ta sale bobine dans ce bataillon de 1951 à 1968. Tu es un ancien artificier de l’OAS.
— C’est toi qui le dis.
— Depuis que tu as quitté l’armée, tu vends tes services au meilleur offrant. Après un début chez les mercenaires en Afrique, durant l’été de 1971, tu disparais de la circulation pour réapparaître dans les réseaux du terrorisme international.
— Qui êtes-vous ? interrogea Alfred, tandis qu’il fixait l’officier de marine sans pouvoir remuer un seul pouce. Il sentit une grosse goutte de sueur qui glissait sur son front.
— C’est nous qui posons les questions, reprit Agustín. Au mois de novembre, tu as fait l’objet d’une arrestation pour ivresse sur la voie publique. Dans les locaux de la Guardia, tu as été enregistré sous le nom d’Alfonso Araujo. Lors de ton interrogatoire, tu as donné l’adresse au 104 rue Claudio Coello. Quand la Guardia t’a posé la question sur ton travail, tu as précisé que tu étais artiste peintre. C’est exact ?
— Je ne me souviens plus.
— La veille de l’attentat, le concierge de l’immeuble du 104 a remarqué ton va-et-vient sur une échelle, habillé en tenue d’électricien. Tu tirais un câble le long de la façade. Il s’est approché pour t’interroger. Tu as fait mine d’être énervé au fait de travailler tard, mais tu as laissé tomber de ta poche une carte professionnelle, sur laquelle le nom d’Alfonso Araujo était inscrit.
— Écoutez les gars, vous faites erreur sur la personne. J’ai perdu ma pièce d’identité la semaine précédente. Un lascar a très bien pu s’en servir, je vous assure…
— Pourquoi te cachais-tu chez cette fille si tu n’as rien à te reprocher ?
— Minute, passer la soirée avec cette femme ne fait pas de moi un assassin !
— Nier, ne sert à rien l’ami. Pepita a causé ta perte.
— Espèce de borné ! Nous avons la déposition d’un prêtre qui t’a clairement identifié le jour de l’attentat.
— Vous n’allez pas croire un moine qui a très bien pu me confondre avec un autre !
— D’accord. Moi voilà ce que je propose. Cet imbécile circule en Espagne sous un faux nom. On a déjà pas mal d’informations sans son aide. Tout compte fait, il ne nous sert à rien. Personne ne nous a vus le traîner ici. On rembarre le paquet dans le coffre de la Fiat. Après une promenade dans la sierra, on lui loge une balle dans la nuque, suivie d’un enterrement de première classe. Qu’en dites-vous, les gars ? S’ingénia Alejandro en ricanant.
Agustín s’approcha du visage d’Alfred et le tira vers lui par l’oreille. Marinetti devint pâle avec les jambes qui tremblaient. L’officier de marine le tint un instant dans cette position sans lui parler. Alfred balayait du regard la cave et frémit en apercevant le guéridon sur lequel étaient placés un torchon et un bidon d’eau.
— Je vais te faire une proposition. Tu me dis tout ce que je veux savoir, et on te relâche dans la campagne madrilène. Tu repasses la frontière et tu ne fais plus parler de toi. Dans le cas contraire, tu disparais à jamais, avec une balle dans la nuque et une sépulture au milieu de nulle part. À moins que tu préfères que l’on te remette entre les mains de la Benemerita ?
Alfred sentit ses doigts devenir moites. Des gouttes de terreur, froides et épaisses, ruisselaient sur son front. Les heures passées dans le coffre de la Fiat, la fatigue mêlée à la peur commençaient à avoir raison de son courage.
— Bon sang ! Quelle garantie me donnes-tu ?
— Ma parole d’officier de marine.
— Je veux bien vous aider. Mais je ne citerai pas de nom.
— C’est à nous d’en décider. Combien étiez-vous ?
— Cinq.
— Qui sont les quatre autres ?
— Je ne les connaissais pas. Dès l’attentat nous nous sommes séparés.
— Quel a été ton rôle ?
— Je devais placer la charge. Je savais qu’elle devait être disposée de manière à sauter vers le haut et non sur les côtés.
— Donne-moi le nom de celui qui t’a aidé à tirer le câble le long de la façade ?
— Je travaille seul.
— D’après le concierge, l’un des faux étudiants était au bas de l’échelle.
— Je ne le connais pas.
— Marinetti, tu joues ta vie sur ce coup.
— L’homme se fait appeler le lion.
— Un prêtre t’a vu t’enfuir à bord d’un véhicule, qui conduisait ?
— C’était un chauffeur de taxi.
— Tu mens ! Qui a loué l’appartement du 104 ?
— Je ne sais pas.
— Qui pilotait l’Austin Morris ?
— Iban, un Galicien.
— Où peut-on le trouver ?
— Il loge à la pension Mariposas.
— Qui a creusé la galerie, est-ce toi ?
— Non, un jeune gars.
— À quoi ressemble-t-il ?
— Il est grand, brun, avec une mèche sur le front.
— En gros, monsieur tout le monde…
— Il porte toujours un pendentif autour du cou.
— Quelle sorte de médaillon ?
— Une chaîne en or, avec une médaille en forme de croix basque. J’en ai suffisamment dit. Et ta promesse ? Suis-je libre ?
— Alejandro, Andrés, amenez-le loin de la ville. Que je ne vois plus jamais sa caboche par chez nous !

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