2.

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2.

Le jour où sa mère l’avait giflé puis ligoté les pieds au chariot à roues pleines, Iban avait cessé de parler. On disait de lui qu’il était né sous le signe de la violence, qu’il détenait la rage du démon, et que les hommes le craindraient. À cette époque sa famille habitait une palloza, une bâtisse ovale fabriquée en pierres sous un grand couvercle de paille. La maison avec sa coque renversée occupait l’endroit le plus haut du coteau. L’enchanteresse du village avait pesé ses mots lorsqu’elle avait déclaré à la mère d’Iban que ce dernier tourmenterait le diable qui régnait sur l’Espagne. La femme s’était bouché les oreilles, horrifiée à l’idée que son fils serait un soldat qui combattrait le régime et sèmerait la peur chez ses ennemis. Puis, l’ensorceleuse avait lancé des pattes de poulet dans un feu tourbillonnant et s’était mise à trembler devant les signes inquiétants qui s’étaient manifestés dans les flammes. Iban, dans un dernier acte, s’écroulerait dans la montagne, le visage enveloppé par le voile de la mort. C’est à la suite de cette vision funeste que sa mère, craintive, l’attachait à la charrue lorsqu’elle tailladait les hautes herbes, dressait les murets ajourés, entrelaçait les branches de châtaigniers ou de genêts.

Ce matin du 15 septembre 1974, le galicien, à bras nus, coupait à la serpe de la litière sur les landes, destinée aux étables. Autour de lui, des chevaux broutaient librement de l’ajonc tendre et les jeunes pousses fraichement apparues. Cela faisait six mois qu’il était venu se réfugier sur ses terres natales.

En bas, dans la vallée, Alejandro pénétra d’un pas déterminé dans la chambre de l’hôtel miteux d’O’ Cebreiro, où étaient descendus les deux officiers de la Marine. Agustín porta à ses lèvres une tasse de café fumante.

— Alors ?

— À croire que le galicien s’est évaporé, répondit Alejandro.

L’alférez de frégate, qui se tenait près de la fenêtre, se tourna vers son ami. Alejandro éclata de rire en le découvrant dans son costume de flanelle.

— Dis donc Agustín, c’est quoi ce nouvel accoutrement ?

Agustín portait avec élégance un complet à la taille évasée, qui camouflait à peine la naissance de son ventre arrondi. D’une main gantée, il cramponnait un panama blanc, et de l’autre une canne au bout argenté.

— Je ne veux pas attirer l’attention des villageois, après tout nous sommes ici en villégiature.

Alejandro rit du bout des lèvres alors qu’il tirait sur sa cigarette. Il observa son ami qui serrait les doigts autour du pommeau de la badine de manière théâtrale et imagina la tête d’Andrés si ce dernier avait pu les accompagner.

Agustín se promenait avec le visage serein au cœur du bourg et passa devant un atelier de coutellerie. L’artisan remballait ses outils et s’apprêtait à baisser le rideau métallique. Il s’avança vers Chavez avec un léger dandinement, le fruit d’un genou fatigué. Avec la promesse de vendre l’un de ses prestigieux poignards au tranchant excellent, il s’adressa à Agustín avec ses gros yeux ronds qui roulaient de plaisir.

— Bonsoir, señor puis-je vous renseigner ?

— Eh bien, je suis à la recherche d’un objet unique.

Le seul éclairage de l’atelier qui venait d’une lampe mourante, posée sur le meuble au fond de la pièce, illuminait le visage du coutelier.

— Je crois pouvoir vous aider.

— Je cherche un tranchant d’exception.

— Je fabrique les lames moi-même, voyez par vous-même, lança le bonhomme dans toute sa rondeur.

— Le modèle que je convoite est appelé l’arme des enfers.

— Je vois, un muela doté d’une lame de huit pouces.

L’artisan regarda à droite, à gauche, puis se dirigea vers le meuble niché au fond de la pièce. Il ouvrit le tiroir, écarta avec soin un linge soyeux et caressa le manche d’un podenco en corne de cerf.

— Voici un artefact que peu de personnes possèdent, lâcha le maître coutelier qui tendait l’arme d’une main ferme.

— Je croyais que les lames étaient toutes identiques.

— Vous faites erreur señor. Ce modèle est le deuxième couteau que j’ai patiemment confectionné.

— Seulement le deuxième ?

— Mon premier podenco, je l’ai façonné pour un jeune berger qui vit dans nos montes.

La réponse du vieil homme força la curiosité d’Agustín. Le marchand continuait de proposer d’autres armes exposées dans sa devanture.

— Ne cherchez plus, ce podenco est parfait, je passerai demain en soirée le récupérer.

Dehors, de grosses gouttes de pluie rebondissaient sur les toits d’ardoises. Agustín sortit sans bruit, l’œil encore égaillé par la piste sérieuse du berger. Au moment où il s’éloignait, une silhouette se dirigea vers l’atelier et se précipita à l’intérieur par la porte entrouverte. L’individu, peu démonstratif, engloutissait des cerneaux de noix. Il rompait et broyait les morceaux avec des dents de carnassier. L’inconnu surplombait d’une tête le coutelier et promena son regard mi-loup vers le fond de la pièce. L’artisan recula de quelques pas.

— Éteins la lumière !

Le vieil homme lâcha un oui timide du menton. Celui qui se tenait maintenant dans la pénombre, avec le visage dissimulé, fit un petit signe de l’index pour inviter le coutelier à s’asseoir.

— Que cherchez ce gars ?

L’artisan, paralysé par la peur, balbutia d’une voix fluette :

— Que me voulez-vous ?

— Je vais te poser la question une dernière fois, que fouinait-il ?

— Le dandy madrilène désirait acheter l’une de mes lames fabuleuses.

Le vent s’engouffra dans la pièce alors qu’au loin un chien aboyait furieusement sous un ciel obscur menaçant. Le vieil homme se leva, se dirigea vers le meuble du fond, ouvrit le tiroir et replongea ses mains tremblantes.

— Regardez par vous-même, il était intéressé par ce podenco.

L’inconnu brisa une nouvelle noix dans la paume. Le boiteux, soudainement vieilli de cent ans, à la résonnance du bruit sec, claqua des dents.

— Pourquoi celui-ci ?

— Je… je ne sais pas.

— Réfléchis exactement à ce que tu lui as dit.

— Qu’il était la deuxième personne à s’intéresser à ce muela. Le premier podenco, je l’avais vendu à l’un des bergers qui vit dans nos montes.

— Voilà qui est mieux.

Le coutelier était en train de fondre sur place lorsque l’individu se retira en jetant les morceaux de coquille de noix sur le sol de l’atelier. Encore sonné par cette rencontre, il se rua dans la cuisine et prit une grosse gorgée d’eau fraîche.

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