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Iban, dès son plus jeune âge, adorait caresser la croupe des chèvres, mais pour approcher Neptune, le bouc, il devait l’observer et ruser en s’aventurant depuis les fourrés jusqu’au cul de l’animal. Ce matin, Neptune était couché sur le flanc dans la lande avec ses cornes en forme de lyre, dressées droites sur la tête. Le galicien avança à pas léger derrière la bête et armé d’une tige d’ajonc lui frotta la queue qui frétilla. Iban sourit. Il contourna le bouc, s’arrêta devant lui, tendit les doigts et fit mine de lui planter l’index et le majeur dans les yeux. L’animal s’assoupit, ce qui provoqua chez le Galicien le sentiment d’être différent des autres hommes, comme si, capable d’une violence extrême, il était plus coriace que la mort elle-même. On racontait que deux sortes de personnes peuplaient les montagnes de la région, ceux âgés et sages et les pâtres animés d’un esprit vif, insolent et bagarreur. La rumeur avait couru que le berger s’était évaporé le jour où, de rage, il avait égorgé une dizaine de chèvres à la suite d’une vilaine blessure sur le ventre. À présent, il était rentré au pays. La mère d’Iban s’engagea dans le pâturage aux herbes hautes et détrempées. Elle atteignit la lisière de la forêt et fit un signe de la main vers un bosquet.
— Iban ! j’ai du travail pour toi.
Au bas de la colline, deux individus observaient la femme qui s’approchait de son fils. Le plus grand, surexcité, mâchouillait une barre de réglisse tandis que le dandy guettait le signal de la villageoise pour pénétrer dans le champ.
— Les deux idiots près de l’enclos ont besoin de toi.
— Qui sont ces hommes ?
— De simples voyageurs qui aimeraient découvrir les alpages.
La paysanne fut saisie d’une colère froide lorsqu’elle entendit la lame du podenco jaillir de la main d’Iban. Son fils caressa du pouce le levier du cran d’arrêt et semblait prêt à se servir du muela pour prendre la fuite.
— Mon fils, aujourd’hui tu ne tueras personne !
— Je suis certain qu’ils t’ont menti. Si ces gars me cherchent des ennuis, je leur fourre ma lame dans le ventre. Je t’assure qu’ils se souviendront de moi.
— Je te comprends, mais si tel est le cas, je couperai moi-même à la serpe les cheveux du plus grand et j’attacherai l’autre à la roue de la charrette, son postérieur en offrande à Neptune.
— Fais-leur signe d’approcher.
Le travail d’Iban consistait à balader les deux Madrilènes dans les hauts pâturages. Les bonnes manières n’existaient pas dans les montagnes et alors qu’Agustín faisait mine de s’enthousiasmer devant chacun des troupeaux de chèvres, le Galicien, méfiant, marchait en gardant le silence. Il releva la chemise pour laisser apparaître la bosse du muela dans sa poche. Les trois hommes s’engagèrent le long d’une gorge étroite, traversée par un ruisseau en cru. Ils descendirent vers la berge. L’instinct du galicien lui soufflait que les Madrilènes n’étaient pas ce qu’ils prétendaient être. Il bouscula sciemment de l’épaule Alejandro qui pour se rattraper, dévoila au grand jour un gourdin sous sa veste de marin. Le galicien, d’une enjambée, se lança sur un rocher plat au milieu du cours d’eau et se jeta d’un bond sur la rive opposée.
— Allez-y, messieurs, à votre tour.
Alejandro sauta et atterrit accroupi sur les talons. La pierre était couverte de mousses. Il dérapa, bascula à la renverse et resta un long moment à essayer de reprendre son équilibre avec les bras qui pirouettaient dans le vide. Iban en profita pour se mettre à courir et à grimper le talus. Il atteignit le haut du raidillon quand lui parvint le bruit soudain du colosse qui venait de chuter dans le ruisseau. Il entendit les reproches d’Agustín assuré que le galicien était en train de s’échapper. Iban s’enfonça au milieu d’une forêt de conifères et de ronces. Les piquants lui tailladaient la peau. Il sauta par-dessus les buissons avec l’aisance d’un lynx. Au moment où Alejandro toucha enfin la berge, il était hors de portée. Le jeune homme s’arrêta pour reprendre son souffle. Du promontoire abrupt, il observa les deux Madrilènes qui s’en revenaient vers le bas du vallon, le plus grand trempé jusqu’aux os. Pour couvrir ses arrières, Iban décida de rejoindre la bergerie par l’autre bout de la gorge.
— Après tout, il fallait bien que cela nous arrive, lâcha Agustín.
— Nous ne sommes pas prêt de lui remettre le grappin dessus. Sur ce coup, nous avons agi les deux pieds dans le même sabot ! Et maintenant ?
— Il nous reste sa mère.
— Ah non ! s’exclama Alejandro en se touchant les fesses de la main.
Un peu plus tard, sur la route qui menait au village d’O’ Cebreiro, leur jeep croisa une berline noire, avec les vitres teintées. L’automobile surpuissante grimpait et fonçait le long du chemin boueux en direction des pallozas.

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