1975, la douceur des oranges.

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1.

Il s’imaginait qu’il pourrait régner pour l’éternité. Le peuple retenait son souffle et attendait la mort du général Franco. Son effroyable agonie, dans une mise en scène macabre, occupait les premières pages des journaux. Malaise cardiaque, rémission annoncée, cinquième crise cardiaque, silence, vomissements de sang par la bouche et le nez, mystère d’un autre prince, nouvelles complications, opération de l’espoir, état critique, délivrance, assez mon Dieu ! Comme tous les Espagnols, je fixai la lucarne d’une petite télévision qui grésillait, lorsque j’entendis enfin les mots tant attendus.

— Españoles… Franco ha muerto.[1]

Le Caudillo rendait son dernier souffle le 20 novembre 1975 au petit matin à l’âge de 82 ans. Julen explosa de joie, alors que je martelais le sol des pieds et pleurais. Je ne versais pas des larmes pour le vieux général que je n’avais jamais aimé, mais cela faisait neuf ans, un mois et douze jours qu’Elaïa n’était plus. Je ressentais la même pudeur, le même vide que le jour de ses funérailles.

Dans la capitale madrilène, pour la onzième fois depuis ce début de matinée, Alejandro poussa la porte d’une épicerie. Sur la devanture était écrit en lettres d’or criardes « Damaso Gonzalez & fils ».

— Fait chier, cela ne donne rien depuis l’aube.

L’officier de Marine qui venait d’entrer ne prit pas la peine de saluer le commerçant.

— Retire tes mains des tomates, j’ai une question à te poser.

— Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai pas de temps à perdre.

Alejandro lui décocha une gifle, et le retint par la bretelle du tablier.

— Tu sais quoi, Damaso, aujourd’hui je porte le deuil et je n’ai pas encore bu mon café. Je vais te poser une question, et prends soin d’y répondre.

L’épicier recoiffa ses cheveux en bataille avec la joue endormie. Derrière lui, sa femme était figée dans la stupeur. Elle abandonna la caisse enregistreuse et s’engouffra dans la cuisine en claquant la porte.

— As-tu vendu des oranges par cagettes entières durant le mois de novembre 1973 ?

— À l’automne 1973 ? Comment voulez-vous que je me souvienne ?

Damaso reçut une deuxième baffe qui le propulsa au milieu d’un étal de légumes. Il demeura un instant affalé avec les coudes posés sur les potimarrons. Il voyait un ballet d’étoiles les plus fantastiques qui dansaient devant lui. Une étonnante chaleur irradiait sa pommette. Son regard perdu donnait vie à une véritable voie lactée. Il y eut un silence.

— Tu veux une autre gifle ?

— Non, non, attendez. Je ne sais pas, euh…, enfin, je ne suis pas sûr… je vendais à un homme des caisses d’oranges.

— Bien, maintenant que ta mémoire revient, reprends depuis le début.

Damaso frotta sa joue et saisi la main d’Alejandro pour se relever. Il reniflait bruyamment. Du bout du pied, il poussa une citrouille, remonta son pantalon et remit sa chemise en place.

— Un individu se présentait tous les vendredis vers 22 h, au moment où j’allais baisser la grille. Il venait pour acheter des agrumes. Ce pingre essayait de rogner le prix. D’ordinaire, je vends la clayette 30 pesetas, mais lui….

L’homme, pour la troisième fois, s’écroula au pied du comptoir.

— Je me fiche pas mal du coût des cageots. Dis-moi à quoi ressemblait cet individu !

— Je ne me souviens pas de signes particuliers, il était petit, mince, avec des cheveux châtain clair. En revanche…

— Cependant ?

— Il portait un cigare dans le pochoir de sa veste.

— Eh, bien, déclara Alejandro tandis qu’il menaçait Damaso avec le bras levé.

— Un Roméo y Julieta. Ce sont des pièces très rares, du tabac cubain hors de prix, d’un diamètre exorbitant. Voyez-vous, les feuilles dégagent une odeur délicate. Moi-même, je suis amateur de cette marque d’habanos. Les bractées proviennent des récoltes de la Vuelta Abajo…

Au moment où la femme de Damaso pénétra dans l’épicerie, elle observa, impassible, son mari qui effectuait des pirouettes au-dessus d’une pyramide de clémentines. Sans demander d’explications, elle retourna se réfugier dans la cuisine. Assis en tailleur au bas de l’étal, la tête couverte d’une salade, l’épicier bredouilla :

— Je ne connais qu'un endroit où se procurer ces habanos dans tout Madrid.

— L’adresse !

— Dans le marché du Rastro, le dimanche matin, une boutique du nom de la casa de Habana ouvre de bonne heure et vend ces merveilles.

— Comment sais-tu qu’il s’agit du seul coin où l’on puisse acquérir des Roméo y Julieta ?

— Je fume les mêmes cigares. Le bonhomme marchandait tout le temps le prix des cagettes, et voulait acheter ces cubains avec les économies faites sur mes oranges.

L’inspecteur Andrés Valdez se planta sur le seuil et contempla le spectacle.

— Eh bien, mon ami, où en sommes-nous ?

— Petit, mince, cheveux châtain clair, fume des habanos, pingre, ah j’oubliais… La zone du Rastro et la casa de Habana.

— Et ce pauvre bougre, demanda Andrés, en désignant du doigt l’épicier.

Le visage rond, les joues rougies, amateur de Roméo y Julieta et le cul par terre.

[1] Espagnols… Franco est mort.

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