3.

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3.

Agustín et Alejandro se garèrent à deux pâtés de maisons du marché de Rastro. Ils suffoquaient sous la chaleur torride, qui étouffait la capitale. Depuis le début de la semaine, ils épiaient les allées et venues de tous les passants qui franchissaient le seuil de la casa Habana, et surtout ceux qui s’arrêtaient devant la vitrine. Les soldats brûlaient cigarette sur cigarette, à l’ombre d’un ficus couvert de lierre. La casa de Habana était tapie au fond d’une ruelle. On y accédait par un portail rouillé qui demeurait grand ouvert. Agustín dévisagea un nouveau venu. L’homme qui tenait en laisse un jeune chien, tira de sa poche un cigare qu’il alluma.

L’individu semblait se méfier et observait la venelle. Il s’agenouilla à une courte distance du portail en fer forgé, tapissé de mousse, caressa l’animal, et tourna la tête en direction des deux militaires en uniforme de Marine.

— Ce type est aussi pâle qu’un drap de maison, chuchota Alejandro aux oreilles d’Agustín, avec la sèche coincée au bord des lèvres et les yeux plissés par la fumée. Je n’arrive pas à voir son visage.

L’homme se redressa, lança un regard de gauche à droite et pénétra à l’intérieur de la casa Habana.

— Senor Christo, comment allez-vous ? demanda le vieux monsieur tout en frottant avec un mouchoir la monture de ses binocles en écailles.

Andoni ne répondit pas et continua à fixer le grand miroir placé derrière le comptoir. Des pas de bottes retentirent sur les pavés. Il vit les deux enseignes de vaisseau qui s’approchaient.

— Désolé, je dois vous laisser, je repasserai plus tard.

Andoni s’apprêtait à ouvrir la porte et s’éclipser, lorsque les deux militaires se précipitèrent vers lui. Il n’eut que le temps de jeter son chiot à la face du colosse et se ruer en direction du marché. Alejandro bascula en arrière, à l’instant où Agustín parvient à agripper la manche du fuyard. Le tissu de mauvaise facture se déchira. Andoni s’enfuit à toutes jambes.

Une course-poursuite s’engagea au cœur de la braderie. Andoni se faufila vers la rue de Rodas, bondissant par-dessus les étals des vendeurs à la sauvette, et balayant les sacs, portefeuilles et ceintures de cuir qui tapissaient le sol. Derrière lui, Alejandro enjamba les tas de vieux magazines, de livres anciens, de machines à écrire branlantes, et d’appareils photo analogiques étalés sur les trottoirs. Il envoya valdinguer un vendeur de pastèques, qui s’écroula au milieu d’une montagne de cucurbitacées. La toile qui protégeait les melons du soleil se replia sur le commerçant. L’officier de Marine laissa à sa suite une partie du marché sens dessus dessous. Andoni se fondit dans la foule et se glissa dans la venelle des Cabestreros. Il marqua un arrêt, grimpa sur une poubelle, s’agrippa à un balcon en fer forgé. Il enroula ses doigts autour des barreaux, se hissa, enjamba la rambarde et disparut.

Alejandro parvint jusqu’au croisement des rues Embajadores et Cabestreros. Il se plia en deux, à bout de souffle, avec les mains appuyées sur les genoux. La chaleur inhabituelle pour un mois d’hiver l’assommait. Agustín n’en revenait pas, l’homme avait réussi à leur fausser compagnie.

— Ce type t’a filé entre les mains ?

— Ce mec s’est volatilisé.

— Tu as laissé derrière toi un sacré désordre !

— C’est une de mes spécialités, lâcha Alejandro en se redressant. Le gars porte un pull jaune autour des épaules, tout n’est pas encore perdu.

Alejandro se releva et avança de quelques pas. Il transpirait comme une fontaine lorsqu’il heurta la calandre d’une coccinelle. Il posa son pied sur le pare-chocs, bondit sur le capot et sauta sur le toit. Le conducteur l’injuria, mais se garda bien de sortir de l’automobile. L’homme agrippa par la vitre ouverte la botte d’Alejandro, qui se libéra en lui écrasant les doigts.

Quand Alejandro émergea au-dessus de la foule, il vit une femme apeurée à un balcon, qui serrait entre les mains un pull jaune.

— Il est là-bas ! On le tient.

Il faillit trébucher en redescendant du toit de la coccinelle et atterrit au milieu des poubelles. Il reprit sa course sans même attendre Agustín, fracassa d’un coup d’épaule la porte de la bâtisse et gravit les marches deux par deux. Agustín sentit ses jambes flageoler, et s’immobilisa net. Le souffle ras qui l’étranglait, il abandonna la partie pour s’assoir dans les escaliers. De son côté, Alejandro pénétra à l’intérieur du 19. Andoni sursauta, fonça sur le balcon, passa par-dessus la balustrade et dégringola le long de la gouttière.

— Arrête-toi !

Andoni Christo atterrit brutalement sur le trottoir et se foula la cheville. Il se jeta en avant avec toute l’énergie du désespoir, traîna le pied clopin-clopant sur une dizaine de mètres avant de s’effondrer. Pendant ce temps, Agustín était retourné dans la rue. Il découvrit Andoni, le visage déformé par la douleur, qui gisait sur le sol. Il attrapa Christo par la chemise et le tracta jusqu’au mur.

— Je reconnais que pour un rat de gouttières, tu nous as donné du fil à retordre !

Alejandro, la main posée contre l’embrasure du 19, relâcha ses muscles et lança un sourire complice à Agustín. Il reprit son souffle, la veste déboutonnée et gloussa de plaisir en découvrant l’enseigne lumineuse face à lui, « courses de lévriers afghans ».

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