2.

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2.

Lorsque, chaque après-midi, je quittais ma cache pour une promenade le long de la plage des corsaires dans la commune d’Anglet, je respectais le même rituel depuis deux longues années. Je prenais soin de m’habiller comme un touriste, chaussé de bottes en plastique, vêtu d’un ciré jaune. Je refermais les volets en bois de l’etxea, débranchais la prise de téléphone, et descendais la rue de la Madrague. Je me glissais jusqu’aux falaises découpées du littoral. Je ralentissais, m’arrêtais un instant, me retournais puis repartais afin d’être certain que personne ne me suivait. La poignée de surfeurs qui venaient défier les flots et qui se débattait pour franchir les rouleaux m’apaisait et me donnait l’illusion d’écarter bien des menaces.

Ce jour-là, l’officier de Marine Agustín Chavez, placé sur la crête, scrutait mon manège. Il m’observait jusque-là en silence, lorsque brusquement, il tourna la tête vers l’inspecteur Andrés Valdez pour lui déclarer :

— C’est notre gars.

— Tu penses qu’il s’agit de Julen Barbastro?

— Non, je crois que nous avons affaire au fugitif d’Algorta.

Sur la plage des corsaires, je m’éloignais de la falaise et je humais la brise du large. J’en profitais pour allumer une cigarette. Je me déchaussai et mes pieds foulaient le sable frais. Une petite fille d’une dizaine d’années qui courait le long de l’ourlet des vagues qui venaient mourir sur le rivage s’arrêta à quelques pas de l’endroit où j’étais. Elle fouilla du regard quelque chose derrière moi. Je n’eus pas le temps de me tourner pour voir arriver l’homme qui me traquait depuis cinq ans. Il me saisit le poignet et mon cœur se mit à palpiter. Il sortit de sa poche une coupure de journal. Une image en noir et blanc qui décrivait une scène apocalyptique d’une rue madrilène, avec des badauds massés autour d’un immense cratère au milieu de la chaussée.

— Suis-moi, sans faire d’histoires.

— Je ne crois pas.

— Écoute, les choses peuvent se passer en douceur si tu coopères.

Je le dévisageai et frissonnai en reconnaissant l’aide de camp de l’amiral Carrero Blanco qui revêtait désormais un costume de flanelle et semblait s’amuser avec une canne au pommeau ambré coincée sous le bras. Je me libérai d’un geste brutal, reculai et feignis de posséder un révolver en portant la main sous mon ciré.

— Je suis armé.

— C’est bien ce que je pensais, me chuchota Agustín.

— Il y a beaucoup d’enfants qui jouent sur le sable, et ni toi ni moi ne voulons un accident, n’est-ce pas ?

L’alférez suivit du regard la petite fille sur la plage qui ramassait des coquillages.

— Je n’ai pas d’arme sur moi. Je suis venu te proposer de rentrer en Espagne afin d’y être jugé. Des gars de la Benemerita sont sur tes traces, et ces gaillards ne se contenteront pas d’une simple arrestation.

— Je ne me rendrai jamais.

Agustín Chavez caressa l’énorme bague qu’il portait à l’auriculaire de sa main gauche. De petits nuages cotonneux galopaient au-dessus de nous. Le passé laissé de l’autre côté des montagnes resurgissait. Je retins alors mon angoisse entre mes mâchoires serrées avant de lui demander :

— Tu es lieutenant de marine, n’est-ce pas ?

— Oui, l’alférez de l’amiral Luis Carrero Blanco. Nous nous sommes croisés le jour de l’attentat près de l’esplanade de l’église.

— Je me souviens. Je m’étais engouffré à l’intérieur d’une cabine téléphonique…

— Et j’avais bloqué la porte avec ma botte. J’ai consacré mon temps à essayer de te retrouver. Trop des nôtres sont tombés pour oublier et passer à autre chose.

— Des hommes sont morts des deux côtés et puis nous avons été amnistiés par ton gouvernement.

— Cela ne vaut pas pour un criminel.

Agustín continuait sans relâche d’écraser nerveusement sa chevalière ornée de l’emblème de l’armada espagnole. Il observait l’enfant qui courait maintenant vers sa mère. Il ne désirait pas de bavure. Chavez s’apprêtait à se retirer, lorsqu’il posa sa canne sur mon épaule. Je voulais fuir, refermer la porte de mes souvenirs. Hélas, mon corps ne souhaitait plus tenter une nouvelle défilade. Pouvais-je simplement lui demander pourquoi vouloir me livrer à une mort certaine ? Il prit les devants et ce fut ce matin-là le début d’un profond respect, peut-être même la naissance d’une amitié.

— Je n’ai rien à voir avec les meurtres des autres membres du commando. Je ne recherche que la justice et je t’offre la possibilité d’un procès équitable.

Je regardais le sable rosâtre et humide qui scintillait aux lueurs tombantes de cette fin de journée, avant de lui répondre :

— Tout cela n’a plus d’importance.

— Au contraire, la famille de l’amiral est en droit de comprendre.

— Son épouse ?

— Ainsi que ses enfants.

— Et moi ? Qui pourra m’expliquer le meurtre d’Elaïa ?

— C’est donc pour une femme que tu as assassiné un homme.

— Pas pour une femme, mais pour celle que j’aimais.

Ce jour-là, sur la plage des corsaires, il ne se passa rien d’autre.

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