Anglet, l’ivresse d’une dernière nuit.
1.
Le lendemain, tôt dans la matinée, Karia me demanda de la conduire jusqu’au village de Bassussary. Elle traversait la petite place avec les yeux plaqués sur les pieds. Elle avançait le visage caché sous un châle. Tout à coup, elle sentit une présence et marqua un arrêt. Elle se tourna et vit un homme qui la suivait. Elle eut du mal à détourner son regard, recula en piétinant les pavés, trébucha et se tordit la cheville. Elle reprit sa marche de façon hésitante avec la douleur qui lui lançait des pincements dans le long de la jambe à chacune de ses foulées. Elle claudiquait. La place était déserte, pas un seul habitant pour profiter de la fraîcheur matinale. Karia inspira profondément et pressa le pas en direction de l’église. Elle poussa la grosse porte en bois massif, s’engouffra dans le lieu saint et se signa de manière maladroite. Elle se rua vers l’autel, heurta un banc, tomba à genoux, se releva et s’assit en oubliant de ramasser son sac.
L’endroit sombre laissait naître bien des menaces. L’inconnu franchit à son tour le porche. Karia sursauta à chacun de ses pas lourds qui résonnaient dans le passage central. L’ombre grandissait au fur et à mesure que l’homme s’approchait. Elle ferma les yeux et ses doigts se crispèrent sur le rebord du banc. Quand une main se posa sur son épaule, elle hurla si fort que le prêtre de la paroisse se précipita en dehors du presbytère. L’inconnu leva le bras en direction de l’abbé pour lui indiquer que tout allait bien. Le curé hésita un instant, fit mine de préparer l’autel pour la messe tout en gardant les mirettes rivées sur la jeune femme. L’inconnu prit place à côté d’elle, et la saisit par le poignet. Karia n’osait plus bouger, ouvrir les paupières et seule l’essence chyprée du parfum de l’homme sembla la rassurer.
— Bonjour, Karia, je vous apporte un message.
— Qui êtes-vous ?
L’individu énigmatique se pencha vers elle et lui souffla à l’oreille :
— Le passeur.
Il régnait dans l’église une ambiance sournoise. La tête vide, elle redoubla d’efforts pour se reprendre. Karia voulut étirer ses jambes en sueur, mais elle ne parvint pas à faire glisser ses souliers. Elle tressaillit en entendant la porte du presbytère qui se refermait.
— Que désirez-vous ?
— Demain, un groupe d’officiers de la marine espagnole va éliminer ton mec.
— Pourquoi ? l’interrogea-t-elle, la voix faible avec la gorge nouée qui l’empêchait d’articuler.
— Julen Asian est un criminel, l’ennemi de l’État espagnol.
Karia tenta de se lever et s’enfuir, mais le colonel Ruiz Roldán appuya son pied sur le sien.
— N’essaie même pas.
— Il est…
— La ferme !
Karia pinça ses lèvres et retint les larmes qui brillaient dans ses yeux. Elle était au bord de l’étourdissement, les doigts moites collés à la robe. Le colonel fronça les sourcils, lui prit le bras.
— Karia, ces hommes ne tenteront rien dans les jours qui viennent. Vous devez partir demain matin au plus tard.
— Partir ? Pour où ?
— Quittez la maison de pêcheurs du quartier de Mailhouns cette nuit.
La jeune femme, le teint blême, porta la main devant la bouche. Elle osa pour la première fois regarder le visage de l’inconnu. Seul son nez fin, légèrement recourbé, adoucissait des yeux d’un noir intense. Le colonel marqua une pause et lui lança un sourire.
— Faites ce que je vous dis Karia et Julen vivra.
Dehors, le vent frais était tombé et le ciel semblait vouloir se dégager. Cela faisait une bonne heure que j’attendais le dos appuyé contre la Fuego. Je grillais les cigarettes les unes derrière les autres. J’allais allumer une cinquième tige lorsque je vis apparaître Karia qui avançait dans ma direction et pleurait. Je jetai mon mégot et me précipitai vers elle. Je l’enveloppai de mes bras et tentai de la questionner.
— Que s’est-il passé ?
— Je…
— Qu’y a-t-il, Karia ?
— Cet homme…
Je me trouvais stupide. Je remarquai un gars d’une taille honorable qui s’empressait de descendre les marches de l’église et partit s’engouffrer à bord d’une Fiat 500. L’automobile démarra et s’élança à vive allure dans la direction opposée.

Annotations
Versions