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Les mois qui suivirent, je retournai à Algorta. Le monde de mon enfance n’était plus. Mon père Luís et ma mère Joana reposaient à quelques pas de la tombe d’Elaïa dans le cimetière de Nuestra Señora del Carmen. Par une tempête hivernale, le golfe de Biscaye avait dévoré le thonier de Don Paquito. La mémoire de Doña Basurto était vénérée par une fête patronale qui honorait chaque année ses bienfaits passés pour les gamins les plus démunis du village.
Au moment où le soleil se levait sur l’embouchure du fleuve, je quittai l’etxea familiale et me hâtai jusqu’aux quais. Je m’asseyais sur le riberamune et reprisais les filets de pêche. Aujourd’hui, je me sentais libre. Plus tard dans la soirée, je bordais les falaises de la Galea pour me rendre à la nécropole. Je m’accroupissais sur la tombe d’Elaïa et lui parlais. Parfois, je m’allongeais et lui demandais de m’accueillir le jour venu. Soir après soir je cherchais les mots justes et couchais mon histoire sur un calepin.
Ce matin-là, au point du jour, je me levai tôt. En descendant sur le port, la première chose que je remarquai fut cet enfant qui se blottissait derrière un panier en osier. Il arma sa fronde, visa un cormoran et tira. Il poussa un cri de joie. Quelques plumes tourbillonnèrent et l’oiseau de mer continua à planer au sommet des falaises. Sur les quais, la course des batteleku attirait des centaines de promeneurs dispersés autour des barrières. Au bout du mouillage se dressait une vaste tente blanche pour les secours. Je me frayai un chemin au travers de la foule au moment où Agustín abattit sa main sur mon épaule.
— Bonjour, Bixente, tu ne t’adonnes plus à ce sport ?
— Oh non, je ne pourrai pas surpasser les jeunes gens d’aujourd’hui.
— Tu devrais.
— Pourquoi, tu t’imagines que je m’ennuie à ce point ?
— Je me réjouis que finalement tu aies repris ta vie en main. À Madrid, nous avons un problème.
— C’est pour ça que tu me rends visite.
— Certains ne supportent pas la fin du régime franquiste, sont nostalgiques d’un passé glorieux et souhaitent régler les derniers comptes. Tu devrais te méfier, partir à l’étranger le temps que…
— Je te remercie pour ce bon conseil que je ne suivrai pas.
— Un châtiment plane sur toi.
— La vie est une aventure qui se termine mal pour chacun d’entre nous. Je ne m’enfuirai pas à nouveau.
Le quai commençait à s’animer lorsque je me séparai d’Agustín. Ma main frôlait le Riberamune, je respirai à pleins poumons l’odeur des embruns et j’en profitai pour abandonner mon carnet sur le muret. Je remontai la rue Portuzarra où tout en haut, était perchée la bâtisse familiale. Je m’enfonçai dans la venelle jusqu’à l’etxea et pénétrai dans la pièce sombre, aux volets clos. Il régnait une atmosphère chaude par la faible lueur d’un abat-jour qui descendait trop bas au-dessus de la table. Je me débarrassai de ma veste, quand on frappa à la porte. Je me dirigeai vers le porche, ouvris et découvris sur le seuil le colonel Ruiz Roldán avec le visage voilé par la fumée d’une cigarette. Je reculai de quelques pas tandis qu’il entra, écrasa son mégot sur le sol, plongea sa main sous son velours côtelé et retira un colt python. Il le pointa vers moi avec les traits rudes et sévères. Je n’essayai pas de m’enfuir. D’ailleurs, il n’y avait rien à faire.
— Colonel Roldán !
De façon étrange, sa voix se révéla reposante.
— Mes hommes me surnomment le passeur.
Je baissai la tête, fermai les yeux, ramassai mon courage et acceptai ma peine, froide comme la mort.
Les bruits s’arrêtèrent tout à coup.
J’étais le dernier.

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