Le dîner

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Je prends mon pied en ne mettant aucun pied dehors ! Ou plutôt, je prends mon pied pour ne pas le mettre dehors. C'est pourquoi je n'accepte aucune invitation, même pour l'apéro. C'est pourquoi, donc, je reçois mes amies, ou celles qui s'en rapprochent, toujours chez moi. Chez moi c'est devant la mer – une chose unique qu'est la mer ! Et il y fait souvent beau même quand il y fait froid. Lieu mystique, mythique, métaphysique... où on sent déjà le hic à venir. Je consulte le ciel : aujourd'hui cependant, toute fin d'après-midi, son bleu écossais me prévient que la pluie s'en va tambouriner contre la vitre, d'une minute à l'autre.

La minute est passée. Le bruit est infernal. Et enfin mes invitées arrivent, trempées, et leur parapluie, inutile, passe alors un mauvais quart d'heure. Je crois même qu'il aurait été brûlé par le seul feu dans leurs regard, humilié, s'il n'était pas lui-même – maudit parapluie tout pleurnichant ! – déjà gorgé d'eau. Ça commence bien. Surtout que je n'attendais personne. Espérons au moins que notre soirée ne prenne pas elle aussi l'eau et que bientôt le noir coulant de leurs yeux soit surtout plus qu'un souvenir parmi d'autres.

On s'installe. Elles se lavent, se bousculent, se relavent les mains, se bousculent et encore, les mains. Ça cogne toujours contre la vitre ; les fenêtres s'entrechoquent si fort dans le noir qu'il m'a fallu ouvrir la porte trois fois pour comprendre enfin que personne ne frappe. Mes invitées sont belles, elles sentent boisé tout autant que l'aisselle parfumée : où luttent pour la conquête de leur corps bactéries et phéromones (mais avec autre chose), fleur d'antan et désir-cigarette, humidité particulière et sueur d'après la course pour éviter la noyade (d'une pluie pour elles en l'occurrence). La femme finalement, ça sent la femme interdite, désirable et supposée, pour la rendre plus désirable encore, presque vierge, presque !

Celles-ci qui à présent, dos à la mer déchaînée, dégénérée, acharnée à se mettre debout, me font face. Quand elles me parlent, tour à tour, autour de la table, leur sourire ne dure pas ; elles ne peuvent le faire durer, même avec toute la meilleure volonté du monde, puisqu'elles mangent, et avec bon appétit. Et pendant que celle qui paraissait la plus douce jusqu'alors et donc la plus femme, arrache la cuisse de poulet avec les dents, j'observe moi, bouche béante, la pureté de leur peau : elle est de neige et plus encore à côté de l'arrière-plan, la nuit. Elles sont quatre, comme les vents grecs, et le souffle de chacune est différent, tout comme eux. J'essaie toutefois de les considérer d'une manière égale malgré leurs différences, j'essaie de n'en privilégier aucune pour ne pas déjà détourner, entre autres, les couteaux de leur fonction première. Le dîner, elle l'ont déjà fini et leur corps alors me convie par le silence de leur bouche autant que par l'insistance de leur regard, de me dépêcher. Mes amies sont très susceptibles oui ; et c'est pourquoi je sens déjà sourdre le drame à venir, très bientôt (encore), si je ne dépose pas tout de suite – je dis bien toute de suite – la fourchette pour la cuillère, si je ne passe pas illico au dessert : une poire nappée de chocolat.

sa peau noire, Je la lape comme elles, dans un jeu d'imitation, se happent, leurs corps, leurs langues, en me dévisageant : elles se lèchent, nues, se cognent, en rut ; et sous peu leurs mains feindront d'étouffer totalement leurs cous en s'étranglant pour, croiront-elles, ajouter à mon excitation – qui ne viendra jamais. J'ai peur et je regrette soudain que mon père soit mort, regrette d'autant plus que j'ignore la raison. Le dessert depuis longtemps englouti ; un silence ; elles cessent tous mouvements et d'un coup ; elles ; ça court vers moi, à folle allure, en rampant (comme des chenilles possédées), ça crie sans qu'aucun son bizarrement ne sorte.

Que des femmes, des choses, une mer, une nuit, un silence brutal ! Quel vacarme !!! Que des femmes encore pour rire de mes pleurs ! Que des femmes pour me caresser les yeux alors qu'ils cherchent eux à tout prix une fenêtre d'où sauter maintenant que je suis moi à terre ! En vérité, c'est avec banalité que je l'avoue, je ne sais pas à quoi elles ressemblent, ces femmes, bien que je connaisse leur intention, noire intention s'il en est. Et je dis "amies", seulement parce que j'ai commencé d'écrire avec un couteau sous la gorge. Mais maintenant que le tranchant s'est recouvert – sans transition – du rouge qui m'appartient – je peux et le révèle à voix haute ! Alors, mon corps se relève avec toute la peine du monde, transpercé que je suis, et avant que je me vide complètement et me taise à tout jamais, je peux moi aussi hurler, vers la mer au loin : mais qui donc est cet Autre en moi qui vocifère, moi qui suis déjà un autre ?! Qu'est-ce donc que cette chose qui parle sans arrêt sans que j'y consente ?! Et qui, saloperie, surgit toujours quand je m'y attends le moins ? ! Tout ça n'a rien tant que d'absurde ! Ainsi je me meurs, inexplicablement, encore, toujours, une nouvelle fois...

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