Le tramway

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Elle se balance, debout, et parle, ou plutôt murmure à quelqu'un que personne ne semble voir. Ses cheveux, c'est Méduse ! De loin, d'où je suis, s'imposent vraiment dans mon champ de vision des serpents sur la tête... Sa tête, je ne l'embrasserais pas, pas même pour tout l'or du monde. Et... Attendez ! Elle se roule maintenant par terre, en hurlant.. en hurlant quoi ? En hurlant : "SODOMIE... MOI JE SUIS TOUT ENTIERE SUPPÔT DE SATAN ! BAH ! TROU DU CUL ! JE SUIS L'EXORCISTE... MOUAH ! BITE BITE BITE !!!!". Les poussettes alors s'écartent et les coeurs s'accélèrent ; elle regarde et rit, à quatre pattes. À côté : un ou treize corbeaux nous frôle(nt) du dehors (plusieurs qui se volent dans les pattes, ou peut-être seulement un gros ; un énorme alors ! du poids au moins d'un berger allemand). Peu importe car désormais, seule dans le fond d'où, tout entière, l'humanité la tient en respect par le regard terrifié ; mais peu importe aussi : elle reprend comme si de rien n'était la conversation avec le strapontin devant elle. Et son œil... Son œil quand il nous fait face, son œil ! Ils paraissent en effet ne faire plus qu'un, comme si les deux avaient fait fusion mais sans leur consentement, comme deux ruisseaux apeurés se jetant dans la même mer(de) !

Station : "Portes des enfers". le tram s'ébranle puis s'immobilise ; ça rentre de tous les côtés. Quand, soudain, le ciel tombe sur la tête de ce gamin venant de choisir manifestement la pire porte. Cyclope le mord en lui sautant dessus et lui injecte jusque dans son âme le SALOPE à gorge déployée, qu'elle semblait garder pour les grandes occasions : elle avait fait l'appel jusqu'ici de toutes les injures, du moins à ma connaissance, à l'exception justement de celle-là. SALOPE – gueule sa langue derrière des dents plongées toujours plus profond dans la chair du môme. Et lui, le môme, gueule aussi. Eh bah... ! Je ne vous dis pas l'spectacle ! Quel massacre c'était ! Quelle horreur c'était ! Quel opéra d'un autre temps ! Quelle puissance ! en un mot. Mais le pire, c'était que les gens autour voyaient bien le drame, terrifiés, voyaient bien que l'escalope sous les dents du cyclope pleurait, suppliait de toutes ses forces qu'on l'aidât, qu'on fît quelque chose, mais rien. Personne, aucune personne ne réagit : sur le téléphone pour certains, sur la lune pour d'autres. Mais moi non plus, je l'avoue : je n'ai rien fait. Rien.

Plus grave peut-être encore : à chaque "au secours", à chaque "à l'aide", à chaque "sauvez-moi", je répondais seulement par un pas en arrière, si bien que j'étais déjà à l'extrémité du tramway. Et d'ici, à la proue de l'engin, seulement des échos très vagues. Puis, enfin, silence complet. Le petit est mort, en tout cas c'était probable. Mais pour en avoir le cœur net, je décide de quitter le camp des lâches où, de toute manière, c'était devenu irrespirable (trop de monde), pour revenir où j'étais, c'est-à-dire à la distance d'où je vois des serpents sur la tête – à bonne distance de la folle, oui.

Elle pleure. Pourquoi ? Nul ne le sait. Que sa peau soit ridée, ses cheveux serpentins, blancs, ou que ses cils comme son sourire soient portés disparus à tout jamais, n'empêche aucunement quelque chose de son visage d'avoir un reste juvénile, innocent, voire angélique (impossible du reste de le dire avec des mots, ce quelque chose, ni même de le montrer du doigt) ! Elles sont plusieurs en elle, c'est manifeste. Mais était-ce une raison pour autant de l'avoir mangé, ce gosse ?! Merde quoi ! Elle l'a bouffé ! Vêtements avec ! Qu'est-ce qu'il lui a pris enfin ?! Elle a beau maintenant laissé couler du jaune de son œil poché – il ne reviendra pas, inutile ; qu'elle les sèche donc ses larmes ! Mais étrangement, je ne sais pourquoi, j'ai envie de lui tendre tout de même ma main. Or, le problème, c'est que si je lui tends, elle me contaminera, me dit en tout cas une chose ou un être, disons une chose, en moi.

Elle me regarde dans le vague, fixement ; seulement, elle ne semble pas me voir. Quelques mètres nous séparent ; les ténèbres alors entre elle et moi. Elle, elle me regarde toujours aussi fixement dans les yeux, toujours sans vraiment me voir. Une colombe gigantesque survole le tram. Enfin : toujours rien. Terminus : "Rubicon". C'est la fin. Alors, d'un geste sibyllin, flottant, calme, elle dégage dans un dernier cri une épine de son esprit et alors, alors ! d'une main impériale, et tandis que tout le monde se bouscule dans le crépuscule (pour alerter finalement la police), elle, la folle – se plante la poitrine de son couteau invisible ; puis son truc de cyclope, planté aussi, jusqu'à l'arracher. La vieille est morte, ou presque. Pourtant, roulant au sol, son œil persiste sur moi. Il m'appelle. Miroir, miroir ! Sueur, hésitation, vertige à franchir d'un saut pieds joints les ténèbres pour la retrouver... Mais retrouver qui au juste et pourquoi ? Je ne sais pas... je me contente juste de vous répéter ce qu'elle, la chose, me dit.

Ah ! Mais là... là ce n'est plus possible ! Elle parle trop et de plus en plus fort cette satanée Voix ! Je n'en peux plus... Je n'entends qu'elle ! C'est intenable ! Soudain alors, subitement, d'un seul coup : je pars en courant. Ça ne sera pas pour cette fois, non. Je dois de toute façon rentrer, je suis déjà suffisamment en retard : on m'attend, ma femme, pour un cours de danse. Mais attendez, une minute... ! Je vais, avant que vous partiez, vous confier quand même un secret, que vous devez impérativement, je dis bien impérativement, garder pour vous : j'ai tout de même ramassé l'œil pour le mettre dans ma poche... Mais chut hein, pas un mot d'accord ?

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