Jalousie

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La jouissance, la plus terrible, car la plus forte, se réalise, paradoxalement, dans le report de sa réalisation. Jouir, vraiment jouir, c'est alors jouir de ne pas jouir, et ce, précisément, dans une certaine (immense) tension – comme si on se masturbait sans érection. Et seule la Jalousie, à un tel degré, offre cette opportunité. Elle permet en effet de jouir par la négative, à l'ombre de la conscience : mon cœur palpite lourdement et ma vue se brouille d'excitation à l'idée que celle que j'aime chaudement se fasse froidement pénétrer par un autre à condition bien sûr que je ne les voie pas. Cependant, pour que ce plaisir si aigu agisse, je me dois, toujours, de ménager une place à la possibilité qu'un jour, une nuit, je les vois effectivement, pris en flagrant délit ; quoique dans les faits il soit nécessaire, pour maintenir la jouissance, que je ne les surprenne jamais (l'excitation étant naturellement d'autant plus grande que jugée interdite par soi, comparable si on veut à l'enfant regardant à travers le trou de la serrure ses parents, ou ce qui en tient lieu, faire l'amour). Mais supposons tout de même que nous les surprenions en pleine action. Que se passerait-il alors ? Simplement que notre jouissance tomberait aussitôt, tout comme meurt l'euphorie du cache-cache si tôt qu'on la trouve, elle, enfin, derrière l'arbre ou le buisson ou le rocher (sur ce point consultez donc Un amour de Swann de Marcel Proust, qui est sans doute le meilleur livre sur la Jalousie et qui nous a d'ailleurs grandement inspiré). On l'a dit, la chose est paradoxale : la Jalousie existe que pour autant que lui reste à jamais physiquement dissimulé ce qu'elle craint de voir. Elle se nourrit de sa peur oui, copieusement, goulûment même.

Le paradis n'existe que pour les vivants. C'est une affaire entre le vivant et le vivant. Et l'enfer, c'est pareil ; et sa jumelle, la Jalousie, qui s'enivre à la même mamelle monstrueuse, aussi. On n'est jamais jaloux à l'endroit d'une morte, fût-elle mangée, traversée, pénétrée par la queue, les dents, la folie d'une cohorte masculine : vers, rats, curés-nécrophiles. Alors qu'au contraire, l'objet de notre jalousie, une femme, la nôtre, puisse choisir entre le "OUI" et le "NON" et qu'enfin elle prononce en toute conscience le "OUI" à celui qui la seconde d'après (du moins on l'imagine, non sans un certain plaisir) renouvelle ses "OUI" mais ses "OUI" à lui : ses "OUI" en tant qu'hurlements en la visitant furieux par derrière – et ce terreau, dans ces conditions, qu'il est fertile à l'apparition de la Jalousie et surtout nécessaire ! La Jalousie impose comme principale condition d'émergence que la femme, toujours la nôtre, ait le choix – c'est un point capital qu'est le choix, le fait de dire "OUI" ou "NON", voire le seul peut-être qui compte vraiment dans la compréhension du phénomène.

De même qu'il n'y a que l'Homme qui peut être, dans son humanité même, inhumain parmi toutes les espèces animales, car lui seul est moral (et donc potentiellement immoral) ; de même que l'homme, encore lui, seulement lui, peut être "extra-terrestre" en jouissant, jusqu'à l'éjaculation, dans le superlatif de ce qu'il ne voit pas – métaphysique, non physique – et pour cette raison alors, seulement l'imagine. La Sexualité, ainsi envisagée à côté de la Jalousie, n'est qu'affaire d'images, d'images dans une vaine tentative par imitation de (re)produire, de réaliser l'accouplement réel. Elle ne parle qu'en perroquet et ne chante qu'en playback – et on y croit quand même ! Et on y croit avec la même énergie qu'un incrédule qui ne croit en rien ! Voilà pourquoi la Sexualité nous est, à nous êtres humains, vraiment si fascinante, voilà pourquoi aussi, par rapport à la sexualité, la Jalousie est par excellence la reine des images : image de l'image, reflet du reflet, illusion de l'illusion !...

Récapitulons avant de conclure. La Jalousie nous fait jouir donc, en imaginant le rapport clandestin tout aussi imaginaire, car sexuel, entre celle que j'aime chaudement et celui qui la pénètre froidement. Or la Sexualité apparaît déjà comme un artifice, puisqu'imaginée de bout en bout, ce qui en définitive, conformément à ce qu'on a vu, la constitue en tant que telle. De ce fait, la Jalousie ne peut qu'apparaître doublement artificielle : imitation de l'imitation, mais n'en demeure pas moins réelle, soulignons-le, pour celui qui en étant la proie dans sa chair comme dans son âme en fait les frais.

C'est dire enfin, par tout ce qui précède, combien la Jalousie est aussi loin de la vie que finalement très proche d'elle, nécessairement proche, et même ne peut exister, affirmons-le, que grâce à elle. Vraiment bizarre qu'est ce phénomène, n'est-ce pas, d'un paradoxe comique peut-être pour l'homme qui en serait atteint s'il n'était aussi tragique dans les faits... Que la Jalousie fût "dialectique" n'eût pas été un problème, bien au contraire, si elle ne fût aussitôt tournée, au moment où elle advient, du côte d'un sens, et là sera la note finale, d'un sens assurément mortel.

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