Cinq-cents couronnes

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Cette odeur de pisse. La même que chez Maman.

La première bouffée me rend toujours nauséeux. Il m’en faut toujours une dizaine avant qu’elle ne s’estompe. Combien de fois l'ai-je senti ? Combien de réveil accompagné de cette odeur âcre et écœurante ?

La lumière du jour filtre déjà à travers ma paupière et l'envie de rendre mes pintes de la veille ne passe pas. Je ne veux pas ouvrir l’œil. Je veux rester dans cet état transitoire prolongé par la gueule de bois, ce semi-réveil à peine lucide qui me donne encore une chance de me rendormir.

Me rendormir…

Des coups résonnent à travers la porte, provoquant des grognements mécontents par delà ma paupière close. Je me redresse en ouvrant l’œil. La lumière matinale inonde la petite pièce ; les rayons rasent mon lit pour se déposer sur la table en bois et une partie du mur du fond. La double lame de ma hache posée là en reflète l'éclat – ils ont bien peu de surface sur lesquelles s'échouer.

Les coups résonnent encore une fois et déclenchent un léger mouvement dans le deuxième lit. J’attrape ma hache et entrouvre la porte.

Un crâne dégarni que je surplombe.

J'ouvre en grand.

— Tu viens me souhaiter la bonne journée ?

Le vieux tord son gros cou pour me faire apprécier son regard de reproche. Il dépasse d'à peine une tête la balustrade du palier, qui aurait pu me servir de repose-fesses si nous n'avions pas été au premier étage.

— On est le premier du mois. La bonne journée c'est dix couronnes.

Je soupire.

— En quoi c'est une bonne journée, alors ?

Il ne dit rien. Tant qu'on ne discute pas du loyer, il ne dit jamais rien.

Et c'est bien pour cette raison qu'il m'est si sympathique.

— Demain ?

— Toujours en retard, bougonne-t-il.

Il renifle longuement pour faire descendre un mollard, ses yeux vitreux rivés sur moi.

— Demain, sans faute, reprend-il après l'avoir craché.

J'approuve d'un hochement de tête et rentre à l'intérieur. Le rectangle de lumière s’étrécit. Je jette un coup d’œil au deuxième lit de la pièce : une tignasse blanche dépasse des couvertures qui se relèvent et s'abaissent au grès d'un rythme lent et profond.

Dix couronnes. J'attrape ma bourse en cuir en un tintement – bon signe – et la vide sur la table pour en compter la somme. Il m'en reste tout juste dix. Si je les donne au vieux Gaston maintenant, il en manquera pour le repas – mais en même temps, après un passage chez Béa et quelques coups à la taverne, il ne va rien rester non plus pour le lendemain – où je suis supposé payer le loyer. J'inspecte la petite boîte ronde en métal posée sur la table : elle ne contient que quelques pincées d'oranga.

Une ballade s'impose.

En attachant mes cheveux, je remarque l’absence de mon cache-œil de fortune. Merde. Je l'ai encore perdu. Mes doigts effleurent ma paupière soudée et enflée, recouvrant la cavité où devrait se trouver mon œil droit. Par soucis de discrétion, je noue une lanière de tissu sombre autour de ma tête. J'aimerais bien investir dans un cache-œil, mais l'alcool me pousse trop à perdre les choses.

La main sur la porte, j'accorde un dernier regard au petit parasite. Elle m'en voudra sûrement de ne pas l'avoir réveillé, mais tant pis. Ma hache dans le dos, je sors en refermant la porte à clef derrière moi.

J’arpente les rues à un rythme soutenu, capuche sur la tête et bottes crissant dans la neige. Le silence morbide de la ville ne fait qu’exacerber le bruit de mes pas. À l’ombre d’une ruelle, j’aperçois un chien à l’ossature apparente qui a tout l’air de vivre son dernier quart d’heure. L’air sec et frais saisit mes joues et le bout de mon nez ; je resserre ma cape et force l’allure pour me réchauffer.

Les habitants ne sont trouvables dehors qu’aux grandes allées, là où de rares marchands subsistent encore. Les bureaux de crédits, eux, voient leur clientèle augmenter. La queue s'allonge jusqu'à plusieurs devantures en arrière, toutes vides et poussiéreuses. En plus des citadins, les bureaux de crédits brassent également les culs-terreux dont les vêtements ne sont que des haillons, quelquefois accompagnés d’une mule ou d’un cheval. Certains viennent du fin fond de la vallée, voire des montagnes les plus reculées du Haut Monde. Combien de temps leur a-t-il fallu pour rejoindre la ville ? Deux semaines ? Un mois ? Tant d’efforts pour une illusion. Ils pensent trouver la promesse d’une vie meilleure, mais ne gagneront qu'un sursit pour eux et leurs proches.

Un jeune type qui a tout juste l'air d'avoir mon âge me dévisage tout du long où je remonte la rue. Des semelles usées, un pantalon trop court, et une pile de laines trouées sur le dos. Grand soleil et vent léger aujourd'hui, il est chanceux – mais visiblement pas assez pour s’éviter des engelures aux oreilles.

Vends ton cheval et déguerpis, abruti.

Le jour où il lui faudra rembourser sa dette, sa vie et celle de toute sa famille appartiendront au Bienfaiteur.

Je continue ma route et reprends mes recherches. Mais même après une bonne heure à remonter les rues et guetter le moindre mouvement, toujours aucune carriole en vue. Il y a des jours, comme ça. Mon enthousiasme quelque peu diminué, je longe les maisonnettes de bois. La neige tombée des toits en ardoises s’amoncelle de part et d’autres de la chaussée. Le soleil brille haut dans le ciel, seule présence que je perçois. Je me stoppe et soupire, prêt à rebrousser chemin, quand le grincement familier émerge d’une ruelle adjacente.

L’appartement visité est semblable au mien ; un palier extérieur courant sur la façade dessert une enfilade de portes, dont je suis certain qu’elles ouvrent sur une unique pièce à dix couronnes par mois. Ce type de bâtiment, à trois étage, est assez rare pour qu’il en soit notable. À Cocyte, la plupart des habitations se constituent de maisons d'un ou deux étages, qu'une ou plusieurs familles se partagent. Un appartement individuel est un luxe que peu peuvent se permettre.

La carriole attend là, tache sombre à l’allure d’une flaque de boue sur le tapis de neige. Sa porte arrière aux barreaux métalliques se balance avec un grincement régulier. À l'avant, un Sangtord tout penaud patiente avec les rennes des chevaux entre les mains. La tournée vient de commencer.

Tapis à l’angle de la ruelle, je serre les dents. Mon souffle court s’échappe en nuages de vapeur évanescents.

Qu'il profite de ses bouffées d'air, elles seront bientôt les dernières.

J'attends sagement que les autres le rejoignent. Mes doigts fourmillent d’impatience. Le premier Sangtord sort enfin, traînant avec lui une jeune endettée qui, au vu de sa robe déchirée, vient de se faire méchamment cuisser. Et c’est qu’elle a l’air rudement bonne, en plus.

Deux autres Sangtords les suivent, emmitouflés dans leur cape de fourrure sombre qui accentue leur carrure, leur double-hache étincelant dans leur dos. De cette distance, impossible de reconnaître leur visage, mais les pleurs de la jeune fille me parviennent très clairement. Ils la jettent à l'arrière de la carriole avant d'en refermer la grille. Elle se met en route et je me lance sur ses traces.

J’évite distraitement les flaques de boue, tout en m’interrogeant sur l’identité des Sangtords. Peut-être retrouverai-je des visages familiers. Peut-être éprouveront-ils des regrets à la vue du mien.

La carriole traverse les rues à faible allure, je la suis en gardant une distance raisonnable. Elle a ce bruit très propre à elle : un mélange de grincements et de succions qu'on entend arriver de loin. Les rares habitants s'effacent sur son funeste passage, et elle atteint bientôt la Place des pendus – vide, à l’exception de ses cadavres.

Mais, passée la Place, la carriole bifurque brusquement. Allons bon, qu'est ce qu'ils fichent ? Ces idiots se sont trompés d'adresse ? Presque une demi-heure que je les suis, et je n’ai qu’une hâte : saisir ma hache pour leur enfoncer dans le crâne. Mais la carriole semble prendre le chemin de la Tour. La seule construction en pierre de la ville : une montagne de cailloux qui s'élève en son centre, là où le Bienfaiteur et ses Sangtords passent de beaux jours arrosés de bière.

Mais c'est qu'elle y va vraiment ! Pourquoi ? M'ont-ils repéré ? Impossible, je la suis de loin en restant dans l'angle mort, comme je l'ai déjà fait un nombre incalculable de fois.

Je m'arrête. La carriole s'éloigne en direction de la Tour, en emportant ses grincements et ses remous. C'est la deuxième fois en moins d’une semaine. Il y a des jours, comme ça.

Qu'est ce que je fais, moi, maintenant ? La neige fondue goutte des toits et dévale les rues. Le soleil a frappé si fort par endroit qu’elle révèle à présent la terre meuble en grande quantité. C'est une journée particulièrement chaude, je ne parviens pas à me rappeler de la dernière.

Peut-être qu'un passage chez Béa m'aiderait à réfléchir ? Maintenant que j'ai traversé la moitié de la ville pour rien, toutes mes actions semblent vaines. Chez Béa, c’est bien. Alors je rebrousse chemin et repasse sur la Place des pendus.

Les potences trônent au milieu du carré de maisonnettes, laissant pendouiller leurs silhouettes décharnées. En assistant à une exécution, j’ai pu remarquer que le bourreau remonte délicatement la corde, afin de ne pas risquer de briser les cervicales. Si ça avait été le cas, la mort aurait pris les condamnés sur le coup, contrairement à la strangulation lente et douloureuse qui leur offre tout le temps nécessaire pour souffrir. Le Bienfaiteur privilégie toujours les morts lentes et douloureuses.

Les pendus pourraient mériter leur sort – des crédules trop bêtes pour se taire – mais il est connu que n'importe qui puisse venir murmurer aux Oreilles du Bienfaiteur pour dénoncer qui ils souhaitent – crédules ou pas. Peut-être ceux là étaient-ils tous innocents… Cela dit, il est aussi connu que l’Œil du Monde accuse tous les haut-mondais d’hérésie, alors entre croire ou ne pas croire, je préfère ne pas y penser.

J'arrive chez Béa. La façade du bâtiment ne laisse présager d'un bordel que par son insigne, peinte d'une large croix rouge. Je pousse la porte et pénètre dans la petite entrée en frottant mes mains gelées. La douce chaleur et l’ambiance intimiste m’enveloppent aussitôt de leur confort familier.

Derrière son comptoir, Gardien, toujours fidèle à son poste, me sourit dès qu'il me voit.

— Ah, ça faisait longtemps ! Qu'est ce qui te ferait plaisir ?

Ça ne fait même pas une semaine.

— Comme d'habitude, dis-je en tapant mes bottes dans l’entrée.

— Béa est occupée… mais on a des nouvelles filles, si tu veux.

C'est plus chez lui que chez Béa, en fait. Campé derrière son comptoir, avec ses deux mains fièrement posées dessus, Gardien est une montagne de muscles surmontée d'une petite tête chauve et souriante. Je me demande toujours si il lui arrive de quitter son poste pour aller pisser.

— Non, je vais attendre.

Il tapote ses doigts sur le comptoir d'un air entendu.

— C'est toi qui décide. Mais l'une d'elle ne coûte qu'une seule couronne, je te le dis quand même.

— Une seule ?

Suspicieux, je demande :

— C'est quoi son problème ?

— Une ancienne des bordels du Bienfaiteur. Trop usée.

Mes lèvres se tordent en une grimace.

— Pas mon truc les édentées.

— Tu devrais essayer.

Il pointe son doigt sur moi, l'air soudain sérieux.

— Sans déconner, je connais pas mieux pour se faire pomper.

— Ouais, j'en doute pas.

Un gros type descend les escaliers avec un air satisfait que j'aurais préféré ne pas voir.

Je pose cinq couronnes sur le comptoir.

— Tu connais le chemin, dit Gardien en m'indiquant l'étage d'un signe de main.

En m’ouvrant sa porte, Béa se fige. Elle me fixe quelques instants de ses pupilles dilatées, le regard éteint. Puis, se fend d’un sourire, et saute à mon cou pour m’embrasser sur la joue.

— Job !

Une fois dans la chambre, je hume l’air avec un soupir de contentement. Il y flotte toujours cette fumée délicate, juste un filet qui s'évapore dans l'air en diffusant son parfum. Je repère le petit chapeau pointu, posé sur une commode en face du lit. La mince fumée qui s'en échappe devient difficile à suivre dès qu'elle quitte son foyer métallique pour se perdre entre les tentures colorées.

— Comment va ta journée ?

Je me laisse tomber sur le lit, la tête enfouie dans les coussins. Un grand lit, où je peux étendre mes jambes et écarter les bras sans en toucher les bords, le tout sur un amas douillet de couvertures et coussins dont je sais qu'ils sont régulièrement nettoyés. Le pied.

— Très productive, dis-je d'une voix étouffée par les tissus.

Toujours face contre le matelas, je retire mes chaussures d’un coup de pied puis me dégage de ma hache et de ma cape pour les poser sur le plancher. Au prix d'un ultime effort, je me retourne sur le dos et me redresse sur les coussins.

— J'ai couru deux heures dans la ville, pour rien. Et on est le premier du mois, alors j'en ai pas encore fini…

Béa a déjà gagné sa coiffeuse, juste à gauche du lit. Assise devant, elle porte à son nez la petite boîte remplie de poudre noire et y prend une grande inspiration. Sa tête plonge en arrière, les narines frétillantes et, quand elle la relève pour me regarder, je reconnais cette expression que j'ai si souvent lu sur le visage de Maman. Elle se frotte le nez en clignant des yeux.

— Tu en as tué beaucoup ?

Elle a cet air, comme si elle était perdue dans un endroit lointain, qui n'existe pas.

— Tu m'écoutes au moins ?

— Journée productive, deux heures dans la ville, premier du mois, répète-t-elle. Bien sûr que je t'écoute, dit-elle en levant les yeux au ciel.

Préférant m’abstenir de commentaire, je soupire et cale mes bras derrière la tête en fixant le plafond. Comme les murs, il est recouvert de voilages qui tombent et remontent à leurs attaches en créant des reliefs colorés et une ambiance calfeutrée. Je connais tout les motifs qui les parsèment.

— Si tu veux tout savoir, je suis déjà en retard sur le loyer et je comptais sur ma petite chasse pour me le payer. Je te cache pas ma déception.

— Job, soupire-t-elle. Toutes ces traques… quand tu les réussis tu viens me voir épuisé et couvert de sang, et quand tu les échoue tu m'as l'air encore pire. Ça te réussit vraiment pas. Tu devrais peut-être arrêter.

— Ah, vraiment ?

— Eh bien, oui, dit-elle avec le plus grand sérieux. D’ailleurs, tu ne m'as jamais dit pourquoi tu t'acharnais autant…

— Et c'est pas maintenant que ça va changer. Tu en sais déjà trop à mon goût.

Béa penche sa tête sur le côté, un sourcil levé. Elle a des yeux gris, comme le ciel de la ville dans ses jours habituels. Mais, plus que des jolis yeux, Béa c’est surtout une paire de seins à se damner et un fessier des plus agréables à claquer.

— Je ne connais presque rien de toi, reprend-t-elle.

— C'est plus que tout le monde.

— Pourquoi tu restes ici ? Tu n'as jamais voulu partir ?

— Partir ? Et partir où ?

Elle hausse les épaules, et son peignoir glisse de l'une d'elles. Elle en porte toujours un comme celui-ci, en tissu fin et soyeux, cintré à la taille par une ceinture, et qui dévoile jusqu'à la moitié de ses cuisses. Sûrement plus pratique pour se rhabiller entre deux clients. Très sensuel aussi.

— Moi je… je voudrais bien partir. Pourquoi pas quitter le Haut Monde ?

— Pas sûr que le Bas Monde soit mieux qu’ici…

— Alors… peut-être encore plus bas ?

Je me relève.

— Qu'est ce que tu racontes ?

Béa passe ses doigts le long de ses cheveux blonds, les yeux rivés sur ses pointes. Je n'arrive jamais à différencier ses moments de réflexions intenses et ceux de défonces sévères.

— C'est juste que… tu as déjà pensé… à l'Au-delà ?

Mes muscles se figent, glacés.

— Non, tais-toi.

— On dit que…

— Je sais ce qu'on dit, je siffle. Il n'y a que les fous ou les idiots pour y croire, et ils finissent tous pendus. Alors tais-toi.

— C'est pas comme si tu allais me dénoncer, marmonne-t-elle.

— Pas une excuses, ça. Les Oreilles du Bienfaiteur peuvent traîner n'importe où.

Je m'assois sur le rebord du lit pour lui faire face. Elle ne cesse de jouer avec ses cheveux.

— Qu'est ce qui t'arrive, aujourd'hui ? Tu t'agites, tu dis des mots interdits, tu…

— Pars avec moi, dit-elle en relevant la tête.

Elle plante son regard dans le mien. Ses yeux gris scrutent le mien, en attente, et comme je ne réponds pas, elle poursuit :

— On pourrait partir pour l’Œil, tous les deux ; moi je continuerais à travailler, et toi tu nous protégerais.

Je baisse la tête. Laisse mon regard se perdre sur la faible surface de son habit.

— Je ne quitte pas la ville, je murmure.

Béa bondit en claquant ses mains sur ses cuisses.

— Mais pourquoi ? Pourquoi vouloir rester ici ? Cette ville, ce pays, ils ne nous apportent rien, alors qu'on pourrait tenter notre chance avec l'Au-delà…

— Béa ! Arrête de dire ça, tu cherches à nous faire pendre ?

Elle s'accroupit devant moi, prend mes mains dans les siennes en les serrant fort. Elle semble si triste. Pourquoi semble-t-elle si triste ?

— Qu'est ce qui te retient ici ?

Je la laisse jouer avec mes mains, replier mes doigts entre les siens, les déplier distraitement, tandis qu’elle m’implore du regard.

— J'ai besoin d'oranga, je déclare.

Elle se fige. Une lueur de colère brille dans le fond de ses yeux.

— Toi ? Toi, vraiment ? Alors comment se fait-il que depuis toutes ces années je ne t'ai jamais vu prendre de l'or…

— Calme. J'ai dit que j'en avais besoin, pas que j'en prenais.

Ses lèvres se pincent, peu convaincue.

— Tu te cherches des excuses…

— N'insiste pas.

Elle serre encore plus fort mes mains, comme si elle cherchait à les écraser entre ses doigts frêles. Comme si elle pouvait.

— De quoi tu as peur ? Tu saignes des Sangtords à tour de bras, ça fait des années que tu échappes au Bienfaiteur, et tu… tu… merde, Job ! Tu es le Faucheur, alors pourquoi…

J'attrape son poignet.

— Ça suffit.

Il est si fin. Je pourrais le briser rien qu'en serrant un peu plus fort.

— Tu me fais mal, gémit-elle en gesticulant.

— Et toi, tu vas trop loin, j’assène en resserrant ma prise. Arrête de renifler cette merde, t’arrive même pas à aligner deux idées claires.

De mon autre main, je saisis sa mâchoire et la force à affronter mon regard.

— Tu m’entends ?

— Pardon, dit-elle tout bas.

Je la lâche. Elle se redresse en vitesse et s’assied dans son siège en frottant son poignet.

— Sans déconner, je grogne en me rallongeant.

— Je suis foutue.

— Quoi ?

— Je suis foutue, répète Béa d’une voix fébrile. Je dois cinq-cents couronnes, Job. Je suis foutue.

Cinq-cents ?

— Ils sont venus, il y a trois jours, reprend-t-elle. Ils m'ont dit qu'ils reviendraient. Ils vont revenir, Job, ils vont revenir et je sais pas quoi faire, je veux pas y aller, je veux pas…

Sa voix se brise. Elle enfouit son visage entre ses mains, puis ses sanglots éclatent dans toute la chambre. Les femmes et les pleurs…

— Heu… arrête de pleurer. Je te filerai bien quelques couronnes, mais j’en ai pas même pas assez pour payer mon loyer…

Béa relève la tête en un énième sanglot, tirant la peau de son visage jusqu'à la racine de ses cheveux.

— Cinq-cents, Job. Cinq-cents. C’est pas quelques couronnes qui vont me sauver…

— Je sais.

Je sais.

— Il… n'y a rien que tu puisse faire ?

— Béa… Je ne peux pas effacer tes dettes. Même si je les tuais, il en viendrait d’autres. Il faudrait que tu quittes Gardien, que tu te caches… et c’est pas facile, tu peux me croire.

— Et… si je me cachais avec toi ?

Non. Tout mais pas ça, s'il te plaît.

— Prends moi avec toi.

Une larme perle au coin de son œil.

Que puis-je répondre à ce regard désespéré ? Si il n'y avait que moi, la réponse serait venue d'elle même, mais j'ai déjà quelqu'un d'autre à protéger – avec son lot d'emmerdes également. Je suis à peine fichu de garder un bandeau sur la tête, alors qu'en serait-il de cette charge supplémentaire ? Je ne peux pas répondre. Je ne le veux pas.

— Demain, je parviens à dire. Je reviendrai demain. Laisse moi réfléchir jusque là.

La larme roule le long de sa joue tandis qu'elle hoche faiblement la tête.

— Demain, d'accord, dit-elle le souffle court.

Elle empoigne la petite boîte d'un geste pressé et y plonge son nez pour en prendre une bouffée. Comme Maman.

Cinq-cents couronnes.

J'ai passé les sept premières années de ma vie dans une armoire. La pièce dans laquelle nous vivions avec Maman était toute petite, même pour nous deux. Il y régnait toujours cette odeur infecte à cause du pot de chambre.

Il y avait un lit, dans lequel je m'endormais entre ces bras pendant qu'elle me racontait Les Contes du Léviathan en passant sa main dans mes cheveux ; une table, à laquelle elle s'asseyait pour renifler une poudre noire que je n'avais pas le droit de toucher ; et une armoire, où j'allais me réfugier plusieurs fois par jour quand la cloche des visites retentissait.

Ce jour là, la cloche a sonné et je suis rentré dans mon armoire. Il y a eu des pas lourds sur le plancher, plus nombreux que d'habitude. Des voix graves ont parlé de paiement. Maman a commencé à pleurer, à implorer, mais les voix ont continué. Elles ont dit que Maman allait partir pour rembourser ses dettes, alors Maman a pleuré encore plus fort, et les voix se sont tues. À la place il y a eu des grands mouvements, un meuble poussé sur le plancher, et des cris recouvrant le bruit d'un tissu qu'on déchire. J'ai plaqué mes mains sur mes oreilles, j'essayais de me concentrer sur le rythme de mon cœur, prêt à jaillir de ma poitrine. Après un moment de coups et de sanglots assourdissants, le calme est revenu, et une voix a déclaré :

— Fouillons la chambre, elle doit bien avoir quelques couronnes.

L'obscurité s'est effacée en un grincement de porte. Un visage barbu à la silhouette enveloppée de fourrure s'est penché sur moi, et je me suis retrouvé par terre au milieu de la pièce. Maman pleurait au pied de la table, les épaules nues.

— Tiens, voilà qui est peut-être mieux qu’une poignée de pièces.

— Il est trop jeune pour la zone d’ombre, a constaté le type barbu. Et il est un peu maigrichon. Et ses yeux… pas communs. Un bleu et un marron…

— Ça plaira sûrement à quelques pervers, a renchérit son comparse.

J'ai fixé le plancher entre mes mains tremblantes, les yeux flous.

— Attendez.

Une voix que je n'avais pas entendu. C'était celle d'un grand brun portant un cache-œil , resté silencieux près de la porte. Il s'est accroupi devant moi pour m'examiner attentivement.

— On peut le prendre avec nous, a-t-il suggéré. Il remboursera les dettes de sa mère en travaillant pour les Sangtords.

— Qu'est ce que tu racontes, Kiron ?

— Tu vois bien qu'il est tout petit, on dirait brindille. Comment veux-tu qu'il rembourse cinq-cents couronnes de cette façon ?

— Il va grandir. Il finira par les valoir.

Béa penche sa tête en arrière, un sourire figé sur ses lèvres. Son peignoir s'est quelque peu évadé avec son agitation, et ne remplit plus vraiment sa fonction.

Le sang fourmille dans mes tempes. Le loyer, Béa, les cinq-cents couronnes, l'oranga… ils s'accrochent à mon esprit comme une tique s'accroche à la peau, à mordre jusqu'au sang et sans répit. Et moi qui viens pour me changer les idées… à quel point ma journée peut-elle empirer ? Il y a des jours, comme ça.

Je soupire.

— Et sinon…

Je défais la boucle de ma ceinture.

— … Tu comptes faire ton boulot ?

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