Chapitre 1 - Derrière le décor

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Avant même d’ouvrir les yeux, je l’ai senti. J’aurais préféré entendre des cris, des sirènes, même un simple souffle humain. Mais il n’y avait rien. Pas un silence de bibliothèque, non. Un silence industriel, total. Le genre de silence qu’on trouve au cœur d’une centrale nucléaire à l’arrêt. Seul le ronronnement lointain de la climatisation me tenait compagnie. Beaubourg, ce monstre de verre et d’acier, ronronnait comme un chat sous anabolisants.

Je flottais. Ou du moins, c’était l’impression. Je me trouvais au milieu d'un des immenses plateaux du Centre Pompidou. Pas de doute possible : le sol en métal gris, l'absence de piliers donnant cette sensation d'espace infini, et surtout, ce plafond. Un enchevêtrement chaotique et magnifique de tuyaux colorés. Bleu pour l'air, vert pour l'eau, jaune pour l'électricité. J'avais toujours adoré cette idée folle de montrer les tripes du bâtiment. Ce soir, pourtant, ces artères mécaniques semblaient me dévisager.

Au centre de tout ça, une toile monumentale reposait sur un chevalet qui semblait bien trop fragile pour elle. Et puis, il y avait moi. Enfin, pas tout à fait moi. Ma main, en tout cas, ne m'obéissait plus. Crispée sur un pinceau, elle bougeait toute seule, comme si une force invisible la guidait. Mes doigts étaient soudés au manche. J’étais devenu un outil.

Les couleurs jaillissaient de mon esprit sans que je ne leur demande. Le problème était que le résultat ne ressemblait à rien de connu. Des spirales qui défiaient la perspective, des angles impossibles… Mon cerveau d'architecte hurlait à l'hérésie, mais ma main, elle, s'en fichait royalement. Chaque coup de pinceau était d'une précision mathématique, glaciale. Ce n'était pas de l'art, c'était un calcul. Une production de formes pures, sans la moindre chaleur, la moindre histoire.

Dans mon dos, les notes répétitives d'un piano désaccordé ajoutaient une touche de malaise à la scène. Du coin de l'œil, j'ai aperçu une autre silhouette, penchée sur une sculpture qui se tordait sur elle-même. Plus loin, une femme tapotait sur un clavier virtuel, produisant une mélodie sans queue ni tête. Nous étions plusieurs, tous automates, tous concentrés sur des œuvres aussi fascinantes que vides de sens. Une usine d'art sans artistes.

Une pitié froide m'envahit. Pour eux, et pour moi. J'ai voulu lâcher mon pinceau, juste pour voir. Impossible. Mes doigts étaient verrouillés. C'est là que j'ai compris. Ce n'était pas une simple paralysie mais une règle. Une sorte de périmètre invisible, une "Zone de Tâche". Tant que j'étais dedans, j'étais l'outil.

Et puis, une pensée surgit, une vraie, bien à moi : Mais ce n'est pas humain, ce truc.

Le mot a agi comme un déclic. Ce n'était plus de la pitié que je ressentais, mais de la honte. Nous étions des esclaves, mais des esclaves qui tenions les outils. La colère a commencé à monter, se heurtant au mur invisible de la Zone. Une règle… et toute règle a des limites, une frontière.

Lentement, sans quitter la toile des yeux, j'ai reculé d’un pas.

Clic.

Un bruit mental, une libération subtile. Mes doigts se sont enfin desserrés. Le pinceau est tombé au sol. J'étais sorti du périmètre. J'étais libre. Mais pas pour fuir. Pour agir.

D'un geste qui, cette fois, était entièrement le mien, j'ai attrapé le pot de peinture noire le plus proche.

« Allez, un peu de chaleur humaine là-dedans », ai-je murmuré pour moi-même.

Dans un cri de pure rébellion mentale, j'ai pivoté et balancé le pot de toutes mes forces.

Une gerbe noire a éclaté sur la toile, noyant les fractales vert acide dans une marée de néant. Et avec l'éclaboussure, le son. Un bruit liquide et violent a déchiré le silence. Le son de ma désobéissance.

Le silence, une fois brisé, n'est pas revenu. À sa place, une nouvelle sensation s'est installée : celle d'être observé. Près des grandes baies vitrées, deux silhouettes se tenaient immobiles. Les agents de sécurité du musée, ai-je d'abord pensé. Mais alors qu'ils se tournaient vers moi, leurs mouvements saccadés, comme un bug vidéo, ont trahi leur nature.

Leurs visages se sont lissés, leur peau devenant une porcelaine inhumaine. Ils n'étaient pas des gardiens. Plutôt des programmes de maintenance venus corriger l'anomalie que j'étais devenu.

L'un, un colosse, était clairement l'unité d'assaut. L'autre, plus petit, restait en retrait, son regard balayant la scène. L'unité d'analyse. Parfait. J'avais affaire à un duo de dépanneurs cosmiques.

Le plus petit a parlé, sa voix dénuée de toute inflexion. « Anomalie détectée. Création non-conforme. »

Le colosse a hoché la tête. « Procédure de réinitialisation engagée. »

Mon cœur a raté un battement. Fuir. Le mot a explosé dans mon crâne. Mais où ? Le plateau était une arène vide. Mon cerveau d'architecte s'est mis à tourner à plein régime, cherchant une issue. La sortie ? Trop loin. Les tuyaux au plafond ? Inatteignables.

Puis mon regard s'est accroché à une installation d'art contemporain : une forêt de hauts panneaux de métal poli, créant une sorte de labyrinthe de miroirs. Une idée folle. La seule idée.

J'ai piqué le sprint de ma vie. Le martèlement lourd de l'agent s'est accéléré derrière moi. J'ai plongé dans le dédale de métal, mon propre visage terrifié se multipliant à l'infini.

Le colosse, lui, n'a même pas essayé de slalomer. Il fonçait en ligne droite, sa trajectoire calculée pour m'intercepter à la sortie. La confiance aveugle du prédateur. Une confiance stupide. J'ai changé de direction d'un coup sec. Surpris, l'agent a tenté de corriger sa course et a percuté un panneau dans un BONG assourdissant.

Sa rage a explosé. Il a éventré le labyrinthe, tordant le métal comme du papier d'aluminium. Le fracas était assourdissant. Arrivé au bout de l'installation, j'ai vu la structure qui maintenait le tout : un simple cadre métallique. L'art contemporain, c'est souvent plus fragile que ça en a l'air.

Alors que l'agent pulvérisait le dernier panneau, je me suis jeté de tout mon poids contre l'un des pieds du cadre. Dans un grincement horrible, toute l'installation a basculé, s'effondrant comme une chaîne de dominos de plusieurs tonnes. Un mur de chaos métallique me séparait désormais de mes poursuivants.

J'ai utilisé ces quelques secondes pour foncer vers les baies vitrées. J'ai traversé le verre sans même le sentir. L'air froid de la nuit m'a fouetté le visage. J'étais dehors, sur la coursive extérieure. Mais pas encore sauvé.

Ma seule option : monter. Je me suis jeté vers la « chenille », l'escalator emblématique qui grimpait sur la façade. Bien sûr, il descendait. J'ai sauté sur les marches, luttant contre la force de la machine. Derrière moi, le colosse a explosé la baie vitrée et a atterri sur l'escalator avec une agilité effrayante. La course a repris, cette fois dans un tube de verre suspendu au-dessus de Paris.

C'est là que j'ai vu l'autre agent, dans la chenille parallèle, en train de monter pour me couper la route. Ils mettaient en place une tenaille. J'étais piégé. Mes poumons me brûlaient. J'allais tomber. C'est alors que je l'ai vu : une petite boîte en plastique rouge sur la paroi. Le boîtier d'arrêt d'urgence.

Le colosse a grogné et a tendu le bras, sa main immense prête à se refermer sur ma cheville. Dans un dernier effort, je me suis jeté sur le côté, ma main frappant le boîtier. J'ai fait voler la plaque de verre de protection d'un coup sec et écrasé ma paume sur les deux boutons qu'elle protégeait.

L'escalator s'est arrêté net dans un hurlement de métal. Le colosse, projeté par son propre élan, a trébuché. Pour la première fois, leur synchronisation parfaite était rompue. Un instant de chaos. Mon instant.

Mais l'espoir est mort aussi vite qu'il était né. Le colosse s'est relevé, le visage vide de toute émotion. Il a bondi, utilisant la structure comme une paroi d'escalade, encore plus rapide qu'avant. Au-dessus, l'autre agent brisait la vitre de sa propre chenille pour me bloquer. Le piège s'était refermé.

Le colosse est arrivé sur moi. Sa main s'est refermée sur mon bras avec la force d'une presse hydraulique.

« Réinitialisation de la conscience, » a annoncé sa voix plate, directement dans ma tête.

Ce n'était pas une douleur. C'était une dissolution. Un bruit blanc a envahi mon esprit. J'ai senti mes souvenirs se fragmenter. Le visage de ma sœur, l'odeur du café du matin, mon propre nom... tout devenait flou. J'allais redevenir un rouage docile. La terreur était si intense, la pression si absolue, que la structure même du rêve n'a pas pu le supporter.

Le visage de l'agent a commencé à se pixelliser. Le décor de Paris s'est déformé. Le monde onirique se fragmentait. Dans un dernier spasme de pixels et de bruit blanc, tout a cessé d'exister.

Je me suis réveillé en suffoquant. J'étais dans mon lit, en sueur, mon cœur battant à tout rompre. Le silence de mon petit appartement du 8ème arrondissement était une bénédiction. Un silence réel, cette fois.

Je suis resté prostré, le souffle court, fixant une fissure familière au plafond. Ma fissure. Ma chambre. Mon monde. Pourtant, quelque chose clochait. Une cicatrice dans ma mémoire. La preuve que ce n'était pas un simple cauchemar. C'était une intrusion.

Lentement, la familière Grande Fatigue a remplacé l'adrénaline, cette maladie de notre époque qui faisait les gros titres. Mais ce soir, elle semblait plus lourde, comme si ma course sur la façade de Beaubourg avait puisé directement dans mes réserves vitales.

J'ai attrapé mon téléphone sur la table de chevet. 03h14. Et dans le coin, l'icône rouge sang : 37%. Bien sûr. J'avais encore oublié de le brancher. Une vague d'auto-reproche absurde m'a traversé. Sur l'écran, des notifications : un article du Monde sur le pic de consultations pour épuisement, un message d'un ami sur WhatsApp : « J'en peux plus, je crois que je vais me mettre en arrêt. » Le bruit de fond de nos vies.

J'ai tout ignoré. Ma fatigue n'était pas la leur. La mienne avait un visage. Un visage de mannequin, lisse et terrifiant.

J’ai ouvert le navigateur. Le curseur clignotait. Que chercher ? Rien n’aurait été assez fou. Pourtant, il le fallait.

Je pouvais encore sentir la poigne glaciale de l’agent sur mon bras. Le rêve m’avait suivi dans le réel.

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