Chapitre 2 - La voie du silence

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La guerre contre l’adrénaline s’était achevée sans gloire, dans le silence capitonné de mon appartement. Mes yeux s’étaient fermés malgré moi, le téléphone glissant de ma main pour atterrir mollement sur la couette. Je m’étais effondré dans un sommeil lourd, brutal, un trou noir sans rêve, sans musée et sans visage de porcelaine. Un sommeil salvateur, avais-je cru.1

Quand mes paupières se sont de nouveau ouvertes, ce n’était pas face à un vide angoissant, mais à une lumière douce qui filtrait à travers les lattes de mes volets. Pas de sursaut, pas de cœur affolé, pas de sueur froide. Juste la sensation familière de mon propre oreiller sous ma tête, la texture rassurante du coton, le poids exact de ma couette. Une sécurité simple, totale. J’étais chez moi. Loin. En sécurité.

Je me suis assis sur le bord du lit, posant les pieds sur le parquet qui a protesté par un grincement familier. Chaque son, chaque sensation était une ancre me retenant au monde tangible. Mon bras droit, celui que l’Agent avait broyé dans sa poigne de presse hydraulique, me lançait une douleur sourde, un écho fantôme que j’ai mis sur le compte d’une mauvaise position.1 J’ai étiré les muscles de mon épaule, chassant la dernière scorie du cauchemar. Le sanctuaire tenait bon. Je pouvais respirer.

Mon regard a balayé la chambre, s’accrochant aux détails comme à une bouée de sauvetage. La pile de livres sur ma table de chevet, la chaise où s’entassaient les vêtements de la veille, et, au plafond, la fine fissure en forme de Y. Ma fissure. Mon repère immuable depuis que j’avais emménagé. Elle était là, exactement comme je l’avais laissée. Un défaut rassurant dans un monde qui, la nuit, perdait toute cohérence.

La routine était mon antidote. Je me suis traîné jusqu’à la salle de bain, l’esprit encore embrumé, cherchant le réconfort dans la banalité des gestes. L’eau froide sur le visage, le goût mentholé du dentifrice. J’ai levé les yeux vers le miroir, et c’est là que le sanctuaire s’est fissuré.

Pendant une fraction de seconde, une éternité glaciale, ce n’était pas mon reflet. C’était le sien. Le visage qui me fixait était anormalement lisse, dépourvu de toute imperfection, de tout pore, de toute micro-expression. Une surface de porcelaine polie, inhumaine, sur laquelle mes traits étaient simplement dessinés.1 Un masque mortuaire portant mon visage. Un vertige m’a saisi, la nausée montant d’un coup. J’ai cligné des yeux, violemment, et mon reflet est revenu. Le vrai, cette fois. Avec les cernes sous les yeux, la peau qui tirait un peu, les débuts de ridules au coin des lèvres. Vivant. Humain. J’ai posé les mains sur le rebord du lavabo, le souffle court, le cœur martelant contre mes côtes. C’était la fatigue. Juste la fatigue. Une hallucination de quelques millisecondes, un bug de mon cerveau épuisé. Je me suis répété la phrase en boucle, mais les mots sonnaient creux. La terreur ne s’était pas contentée de me suivre dans le réveil ; elle avait franchi le seuil.

Tremblant, je suis retourné dans la chambre et j’ai attrapé mon téléphone, cherchant une distraction, n’importe quoi pour noyer le souvenir de ce visage lisse. L’écran s’est allumé, et la réalité m’a asséné un second coup, plus brutal encore. Une notification d’actualité barrait l’écran de verrouillage, son bandeau rouge sang criant l’urgence.

FLASH – RATP : PLUSIEURS LIGNES DE MÉTRO À L’ARRÊT SUITE À DES « DÉFAILLANCES HUMAINES » SIMULTANÉES.

Mon sang s’est glacé. J’ai déverrouillé le téléphone d’un pouce fébrile. L’article était court, factuel. Trois conducteurs de métro, sur trois lignes différentes, s’étaient simultanément assoupis aux commandes à une heure de pointe. Pas d’accident grave, par miracle, mais un chaos total. Le journaliste parlait d’une « coïncidence troublante », évoquant la « Grande Fatigue » qui semblait frapper la capitale. Ce mal du siècle qui faisait les gros titres depuis des mois n’était plus une simple sensation, une excuse pour les baisses de productivité.1 C’était une menace tangible, une épidémie silencieuse qui paralysait les artères de la ville. Mon cauchemar personnel venait de trouver un écho assourdissant dans le monde réel. Le sanctuaire n’existait plus. J’étais piégé dans la même pièce que le monstre.

Sortir. Il fallait que je sorte. Que je me noie dans le bruit et le mouvement de la ville pour faire taire les voix dans ma tête. La douche fut rapide, mécanique. Je me suis habillé sans même réfléchir, enfilant les mêmes vêtements que la veille. Chaque minute passée entre ces murs augmentait la sensation d’étouffement.

Dehors, l’air frais du matin aurait dû me soulager. Il n’a fait qu’aiguiser mes sens à un niveau presque douloureux. Le Paris matinal, que j’aimais tant pour sa prévisibilité, m’est apparu sous un jour nouveau, sinistre. Les gens marchaient lentement, leurs épaules voûtées, leurs regards glissant sur les trottoirs sans jamais rien voir. Leurs mouvements manquaient d’intention, comme des automates dont les batteries seraient presque à plat. Une pensée m’a frappé avec la violence d’une révélation : j’étais cerné par des humains, mais j’avais l’impression d’être le seul vivant. Les autres n’étaient que des personnages non-joueurs, des figurants dans un décor qui menaçait de s’effondrer.1

En passant devant le bistrot au coin de ma rue, j’ai tendu l’oreille, cherchant le tintement familier des tasses que le serveur alignait sur sa terrasse.1 Le son est venu, mais il était… différent. Pendant une demi-seconde, le cliquetis délicat de la porcelaine a été remplacé par une note stridente, dissonante, celle d’un piano désaccordé jouant un accord malade.1 Le son a été comme une aiguille de glace plantée dans mon tympan. J’ai sursauté, mon corps se contractant involontairement. J’ai tourné la tête. Le serveur était là, ses gestes lents, son visage inexpressif. Les tasses étaient parfaitement alignées. Le son était redevenu normal. Mais le flash auditif avait laissé une cicatrice, la certitude que le décor pouvait être réécrit à tout instant, que la bande-son de ma vie pouvait être piratée par celle de mes cauchemars.

Ma petite douceur du matin était sacrée. C’était ma rébellion personnelle contre la tyrannie de l’efficacité, mon rituel pour me convaincre que la journée qui commençait serait normale.1 Aujourd’hui, ce n’était plus un rituel. C’était un acte de foi désespéré. En poussant la porte de la boulangerie, l’odeur chaude et beurrée du pain au chocolat est venue se mêler à celle, plus amère, du café fraîchement moulu. Derrière le comptoir, le claquement régulier du fournil ressemblait à un métronome rassurant. Je sentais mes épaules se détendre, mais la détente était superficielle, un mensonge que je me racontais.

Sarah, derrière son comptoir, m’a gratifié de son sourire habituel. « Un pain au chocolat et un grand café, Léo? Comme d’habitude. »

J’ai hoché la tête, un peu trop vite, un peu trop fort.

« Ouh là, vous avez l’air vidé ce matin... » a-t-elle ajouté en me tendant mon gobelet. Son regard pétillait d’une gentillesse qui m’a paru insoutenable. « Comme mon frère, il est en arrêt, complètement épuisé. »

Son commentaire, qui se voulait une marque de sympathie, a eu l’effet d’une gifle. Elle aussi. La contagion était partout. Mon cerveau a paniqué. La normalité était un langage que j’avais l’impression de désapprendre. Que répondre? Non, non, ma fatigue n’est pas la sienne. La mienne a des visages lisses et des pianos désaccordés. Il fallait dire quelque chose, n’importe quoi, pour maintenir l’illusion.

« Les dossiers s’accumulent... » ai-je bafouillé en lui tendant ma carte bancaire.

La blague, si on pouvait l’appeler ainsi, est tombée dans le vide. Un silence gêné s’est installé, à peine couvert par le bip du terminal de paiement. Son sourire s’est fait un peu plus doux, presque compatissant, ce qui était pire que tout. J’ai attrapé mon butin et je me suis esquivé, sentant une vague de chaleur me monter aux joues. Dehors, j’ai soupiré. L’échec était total. J’étais incapable de partager la plus simple des interactions humaines. J’étais devenu un étranger, un agent infiltré dans un monde dont je ne comprenais plus les codes.

Le trajet vers le bureau était la dernière étape de ma thérapie matinale ratée. J’ai longé la rue, essayant de m’imprégner de chaque détail comme avant, mais le charme était rompu. Je ne voyais plus les lignes parfaites des balcons en fer forgé, mais la fragilité de la pierre. Je ne sentais plus l’odeur d’ail et de sésame grillé du petit restaurant coréen, mais la menace d’un monde qui pouvait basculer à tout moment.1

Ce sentiment de précarité m’a accompagné jusqu’au porche monumental de l’agence. J’ai poussé la lourde porte en bois sculpté, et en franchissant le seuil, j’ai laissé derrière moi la tiédeur de la ville pour entrer dans la lumière froide et le silence climatisé du bureau. Le réconfort était terminé. La journée pouvait commencer.

Le contraste était toujours aussi violent. Passer la porte de l’agence, c’était quitter un monde de pierre chaleureuse pour entrer dans un aquarium. Un immense plateau en open-space, sol en béton ciré, cloisons de verre et bureaux blancs alignés avec une précision chirurgicale. L’éclairage des panneaux LED était froid, impitoyable, ne laissant aucune place à l’ombre ou à l’imperfection. C’était l’esthétique de l’efficacité, un espace conçu pour la performance, pas pour les humains qui l’occupaient.1

Je me suis assis à ma place. Mon ordinateur s’est éveillé d’une veille qui semblait avoir été plus reposante que ma propre nuit. Autour de moi, le léger bourdonnement de la climatisation et le cliquetis des claviers formaient une mélodie de productivité à laquelle mon cœur n’était pas. Je fixais mon écran, où les plans d’un futur centre commercial attendaient mon attention. Des lignes droites, des angles droits, une âme aussi vide que le regard des Agents de mon cauchemar.

Mon regard a dérivé, sans but, balayant l’espace stérile. Et puis, je l’ai vue. Juste au-dessus de mon bureau. Une fine fissure au plafond.

Le temps s’est arrêté. Ce n’était pas une fissure. C’était la fissure. Celle de ma chambre. Je la connaissais par cœur. La branche principale, longue et sinueuse, puis la fourche en Y, et cette minuscule hairline qui partait vers la droite, presque invisible. Chaque courbe, chaque angle, chaque microfracture était identique. Une copie conforme, un duplicata parfait.

C’était impossible.

Mon cerveau d’architecte a hurlé. La probabilité d’une telle coïncidence était nulle. Infinitésimale. Ce n’était pas le fruit du hasard. C’était une signature. Un message. Le monde n’était plus seulement fragile ; il se répétait. Des éléments du décor étaient copiés-collés d’un lieu à un autre, comme des assets défectueux dans un jeu vidéo mal programmé. Mon sanctuaire le plus intime venait de s’imprimer au cœur de mon lieu de travail. La frontière entre ma vie privée et le reste du monde, entre mon esprit et la réalité, venait de voler en éclats.

C’est là que Thomas a déferlé dans l’open-space. Il ne marchait pas, il se traînait jusqu’à son bureau, qui faisait face au mien. Ses cheveux étaient en bataille, sa chemise froissée portait encore les stigmates de la veille. Il s’est effondré sur sa chaise dans un grognement de douleur.1

« Pfiouu... J’suis mort, » a-t-il lâché en se massant les tempes. « Mort et enterré. » Il a levé vers moi des yeux cernés. « Salut Léo. Conseil d’ami : ne jamais accepter un dernier verre de saké à deux heures du mat’. Jamais. J’ai l’impression que mon cerveau a été remplacé par du coton sec. »

Sa fatigue à lui, elle avait un nom : Saké. Une cause, un remède. Une histoire qu’il pourrait raconter à la machine à café pour faire rire les autres. C’était presque rassurant dans sa banalité. La mienne n’avait pas de nom. Elle était inracontable.

Mon geste fut automatique, un programme social appris par cœur. Je me suis levé, j’ai rempli un gobelet d’eau au distributeur et j’ai attrapé la boîte de Doliprane dans mon tiroir. J’ai posé le tout sur le coin de son bureau. Il a levé la tête, une lueur de surprise reconnaissante dans les yeux.

« T’es un sauveur, Léo. Sérieux. »

J’ai hoché la tête, incapable de formuler la réponse légère que la situation exigeait. Mon esprit était ailleurs, suspendu à cette fissure impossible au-dessus de ma tête. Alors que je lui tendais le gobelet, une pensée d’une clarté amère et tranchante s’est imposée à moi.

J’avais un remède pour son mal à lui, un problème simple avec une solution simple. Pour le mien, il n’y avait pas de boîte dans mon tiroir.

Ce contraste. Ce gouffre béant entre sa fatigue banale, presque comique, et ma propre terreur anormale et silencieuse. Ce fut le déclic final. Je ne pouvais plus subir. Je ne pouvais plus attendre que le monde se dissolve autour de moi. La curiosité avait laissé place à l’instinct de survie. Je devais savoir.

Je suis retourné à mon bureau, le cœur battant à un rythme sourd et puissant. Mon regard a balayé l’open-space. Mon chef était en réunion, la porte de son bureau vitré était fermée. Les autres étaient absorbés par leurs écrans, casques sur les oreilles. C’était le moment.

Ma main a tremblé en saisissant la souris. J’ai ouvert une nouvelle fenêtre de navigateur, puis, par un réflexe de prudence qui me semblait soudain vital, j’ai cliqué sur « Nouvelle fenêtre de navigation privée ». L’interface est devenue noire. Un espace secret, à l’abri des regards et de l’historique. Mon propre petit local technique dans l’architecture du web.1

Mes doigts ont hésité au-dessus du clavier. Que chercher? Comment mettre en mots l’impossible? J’ai renoncé à la logique. J’ai tapé ce que j’avais vécu, dans sa brutalité la plus crue, les mots-clés de mon traumatisme.

« rêve main bloquée pinceau »

Entrée.

La page de résultats s’est affichée, une avalanche d’absurdité. Des articles médicaux sur le syndrome du canal carpien. Des forums de bricolage sur des pinceaux coincés dans des pots de peinture. Rien.

J’ai effacé, le désespoir me serrant la gorge. J’ai essayé autre chose, de plus en plus précis.

« peinture angles impossibles »

Des galeries d’art cubiste. Des tutoriels de dessin sur la perspective. Des articles sur M.C. Escher. Le monde "normal" me renvoyait à des choses connues, logiques, cataloguées. Il refusait de voir ce que j’avais vu.

Une dernière tentative, la plus désespérée. J’ai tapé l’image la plus terrifiante, celle qui avait violé mon propre reflet ce matin.

« cauchemar visage porcelaine lisse »

Entrée.

La réponse du moteur de recherche fut un crachat de mépris. Des liens commerciaux vers des boutiques de masques vénitiens. Des forums de psychologie de bas étage parlant de paralysie du sommeil, avec des témoignages d’ombres au pied du lit et de démons sur la poitrine. Des contes d’horreur pour adolescents. Rien qui ne corresponde à la froideur clinique, à la perfection inhumaine des Agents.1

Je suis resté là, prostré, fixant l’écran. Le monde, dans sa plus vaste expression – Internet, le réceptacle de toute la connaissance humaine – n’avait aucune réponse pour moi. Pire, il niait mon expérience, la réduisait à une pathologie commune, à un produit de consommation, à une curiosité artistique. L’échec était total, absolu.

J’étais plus seul et plus perdu que jamais. J’avais la certitude brûlante que quelque chose d’anormal se passait, quelque chose de vaste et de terrible. Mais le monde continuait de tourner, sourd et aveugle, me laissant seul face à une énigme dont je ne possédais même pas la première pièce. La voie du silence était devenue une impasse. Et j’étais au bout, seul dans le noir.

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