Chapitre 3 - La première fois

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Le message de Clara clignotait doucement au bas de l'écran. Bienvenue, @Architext. Rêve difficile cette nuit ?

Mon cœur s'est emballé. J'étais découvert. Ma période d'observation silencieuse était terminée. Pendant une seconde, l'envie de fermer la fenêtre, de prétendre que je n'avais rien vu, m'a traversé l'esprit. Mais le souvenir de la poigne de l'Agent sur mon bras était plus fort. Je ne pouvais plus être seul.

Mes doigts se sont positionnés au-dessus du clavier. Je ne pouvais pas tout raconter. Mais je devais donner assez. Un détail qui prouverait, sans l'ombre d'un doute, que j'étais l'un des leurs. J'ai inspiré, et j'ai tapé.

> @Clara_Urbs On peut dire ça. Surtout la partie où les agents de sécurité du musée se transforment en mannequins de vitrine trop parfaits.

J'ai appuyé sur Entrée avant d'avoir le temps de regretter. Mon message est apparu dans le flux de la conversation. Le silence a duré trois longues secondes. Je fixais l'indicateur "Clara_Urbs est en train d'écrire..." comme si ma vie en dépendait.

La réponse est arrivée, et une vague de soulagement m'a submergé. > @Architext Oh non, toi aussi tu as eu affaire à eux ? Je déteste quand ils apparaissent. C'est toujours à ce moment-là que je sais que le rêve va devenir désagréable.

Sa réponse était simple, pleine d'une empathie qui m'a touché en plein cœur. Elle me croyait. Je n'étais pas fou. Mais ma satisfaction a été de courte durée. Une nouvelle notification est apparue, d'un autre utilisateur.

Sa réponse était simple, pleine d'une empathie qui m'a touché en plein cœur. Elle me croyait. Je n'étais pas fou. Mais ma satisfaction a été de courte durée. Une nouvelle notification est apparue, d'un autre utilisateur.

> M4L1K: @Architext "Mannequins de vitrine" n'est pas une data. C'est une interprétation. Sois factuel.

Le message était sec, direct, presque brutal. Mon soulagement s'est transformé en une légère irritation. Il ne s'intéressait pas à mon expérience, juste aux faits bruts. Je sentais déjà le choc de nos deux mondes. Lui voulait des chiffres, je lui donnais des sensations. J'ai ravalé ma première impulsion, qui était de l'envoyer sur les roses, et j'ai compris que je devais traduire. Pour être compris, je devais parler son langage.

> @M4L1K Factuel : Perte totale des micro-expressions faciales. Lissage des pores et de la texture de la peau à un niveau non-organique. Motricité fluide mais non-naturelle. C'est mieux comme data ?

La réponse a fusé, quasi instantanée.

> @Architext Mieux. Tâche assignée ? Conception architecturale ? Logique spatiale ? Précise.

Pas de "merci", pas d'excuse. Juste une nouvelle demande. C'était exaspérant, et en même temps... fascinant. C'est là que les autres sont intervenus, désamorçant la tension.

> Nomad_AFK: @Architext Musée ? Fais gaffe avec les détails de lieux. On ne sait pas qui écoute. OPSEC avant tout.

> Clara_Urbs: @M4L1K sois un peu plus doux avec les nouveaux. On a tous besoin de vider notre sac quand on arrive ici.

Je les ai lus, un petit sourire aux lèvres. En moins d'une minute, j'avais un aperçu de la dynamique du groupe. Clara était le cœur, Nomad le gardien, et Malik... Malik était le cerveau qui assemblait les pièces. Je fixais sa dernière question. Précise. Le mot résonnait. Pour être précis, il fallait que je me replonge dedans. Que je revive la scène.

J'ai fermé les yeux un instant. Le souvenir était là, intact. Pas une émotion floue, mais une série de plans nets, comme une esquisse technique gravée dans ma mémoire. Je devais maintenant traduire ce chaos en lignes claires, extraire les faits de la terreur.

Le silence. C'est la première chose qui m'est revenue. Le silence absolu du grand plateau de Beaubourg, blanc et infini. Mes mains n'étaient pas les miennes. Elles flottaient devant moi, translucides, et obéissaient à une volonté étrangère qui me traversait comme un courant électrique. Je n'étais qu'un pantin, un outil. Sous mes yeux, la Toile se remplissait de formes hideuses, de couleurs criardes qui agressaient mon sens de l'esthétique. Chaque ligne tracée était une insulte à mon métier, à ma passion. Je sentais la bile de la frustration monter en moi, impuissant, forcé de participer à la création de ma propre horreur.

Puis la pensée a jailli. C'est affreux. Un simple jugement de goût, mais c'était la première pensée qui était vraiment mienne. Elle a suffi. La lucidité m'a envahi, et avec elle, la colère. Une rage pure, bouillonnante, contre cette violation. Mes yeux se sont posés sur les pots de peinture virtuels qui flottaient à côté de la Toile. Ma main, ma vraie main onirique, a obéi à ma propre volonté pour la première fois. Elle s'est fermée sur le pot de peinture noire. J'ai senti son poids virtuel, le balancement de mon bras, le lâcher prise.

Le pot a volé. Le son de l'impact a tout déchiré. Un bruit humide et violent, l'exact opposé du silence stérile qui avait régné jusque-là. Une immense éclaboussure noire a souillé la Toile, un cri de liberté abstrait et magnifique. C'était la dernière chose que j'ai vue avant que les gardiens ne se transforment.

J'ai ouvert les yeux. J'étais de retour face à mon écran, dans l'open-space. Le cliquetis des claviers autour de moi m'a semblé fade. Mon cœur battait un peu plus fort. J'avais les informations. J'avais les mots. Je les ai tapés, froids, factuels, un résumé clinique pour le cerveau du groupe.

> @M4L1K Conception. On me forçait à créer un style de peinture, sur une toile géante. Des formes et des couleurs qui n'étaient pas les miennes. Ma rébellion, ça a été de projeter un pot de peinture noire dessus pour ruiner le 'travail'. C'est ça qui a déclenché l'arrivée des Agents.

Mon message est resté en suspens dans le canal. J'attendais la réaction froide de Malik, mais c'est Clara qui a répondu en premier, avec une question pleine de douceur.

> @Architext Attends, avant même de parler de la tâche... Décris-moi la seconde juste avant ta rébellion. Ce moment où tu as décidé d'agir. Tu as bien eu ce déclic, cette sensation de "flottement" où tu te dis "Attends, je suis en train de rêver" ? Cette seconde de clarté absolue ?

Sa question a fait mouche. Elle décrivait avec une précision troublante ce que j'avais ressenti. Ce moment où ma propre pensée ("C'est affreux") avait percé le brouillard du rêve imposé.

> @Clara_Urbs Oui, exactement. Une fraction de seconde où tout est devenu... réel. Clair. C'est là que j'ai compris que je n'étais pas juste en train de subir.

> @Architext Voilà. C'est ça. Bienvenue au club, Léo. C'est ce qu'on appelle un rêve lucide. C'est la base de tout ce qui nous arrive.

Le mot est resté sur mon écran. Rêve lucide. J'en avais déjà entendu parler, bien sûr, comme d'une sorte de curiosité psychologique, un "fun fact" pour soirée entre amis. Mais le voir écrit là, comme une explication concrète à la terreur que j'avais vécue, lui donnait un poids nouveau. Ce n'était pas juste un cauchemar. C'était un état de conscience altéré et spécifique. C'était donc ça, la différence.

Malik a immédiatement enchaîné, ramenant comme toujours le concept à une analyse technique.

> M4L1K: @Clara_Urbs C'est plus qu'une "clarté". C'est un changement d'état neurologique. Le cortex préfrontal se réactive partiellement. Tu passes du statut de 'spectateur' à celui d' 'utilisateur avec des droits d'accès limités'. C'est le prérequis pour pouvoir interagir consciemment avec l'environnement onirique. La question n'est pas de savoir *si* on est lucide, mais *comment* le système nous laisse le devenir.

Nomad a conclu avec son interprétation, plus imagée et paranoïaque.

> Nomad_AFK: En gros, c'est le moment où tu te rends compte que t'es dans la Matrice. C'est la première étape pour pouvoir te défendre ou essayer de t'enfuir. La plupart des gens ne deviennent jamais lucides. Ils font leur 'taf' sans se poser de questions et se réveillent juste fatigués. Nous, on a le "privilège" de voir les barreaux de la prison.

En quelques messages, tout s'était éclairé. Ce qui m'était arrivé portait un nom. C'était un état connu, analysé, craint. Et c'était, de toute évidence, la seule arme dont nous disposions.

Clara a alors réagi à la nature de ma tâche, maintenant que nous avions établi un langage commun.

> @Architext De la peinture... C'est donc ça. Moi, c'est de l'urbanisme. Des plans de villes entières. Des cités magnifiques, d'ailleurs.

Elle a accompagné son message d'un nouveau dessin, différent du premier. Un plan masse vu de haut, montrant des quartiers aux formes organiques connectés par des ponts suspendus. C'était sublime, et ça m'a serré le cœur de savoir que cette beauté était née d'une contrainte. Elle a ajouté un message, comme une pensée qui lui échappait.

> Mais il y a toujours ce détail qui cloche. Ce qui me rend folle. Au cœur de chaque ville que je dessine, il y a cette anomalie. Une grande place publique, parfaitement dessinée, mais... sans aucune rue pour y accéder. C'est une île de perfection inutile au milieu de tout. En tant qu'urbaniste, mon but est de créer des liens, des flux pour les gens. Cet endroit... c'est le contraire de tout ce que je suis. C'est un 'anti-lieu'. Ça me met physiquement mal à l'aise.

Un silence s'est installé sur le canal. Je pouvais presque sentir la perplexité des autres. Un détail architectural. Pour eux, ce n'était probablement qu'une bizarrerie de plus dans ce grand cirque surréaliste. Mais pour moi... pour moi, c'était une détonation. C'était la clé.

> @Clara_Urbs Ce n'est pas une anomalie. C'est un message. ai-je tapé, mes doigts volant sur le clavier. En architecture, c'est une hérésie fonctionnelle. Une place publique sans accès, c'est un non-sens absolu. Une absurdité. Ça ne peut pas être une simple erreur de 'création'. C'est délibéré. C'est comme un programme avec une fonction qui ne peut jamais être appelée.

Ma dernière phrase flottait dans le chat. J'avais fait le lien avec leur langage technique, espérant que Malik saisirait la perche. Pendant plusieurs secondes, il n'y a eu aucune réaction. L'indicateur "M4L1K est en train d'écrire..." est apparu, a disparu, puis est réapparu. Il était en train de réfléchir. Puis, les messages sont tombés, les uns après les autres.

> M4L1K: @Architext 'Une fonction qui ne peut jamais être appelée'... Oui. C'est exactement ça. > @tous Ce n'est pas juste des rêves bizarres. Il y a une... intention. Une logique. J'ai croisé des dizaines de témoignages. Les tâches sont différentes – l'art de Léo, l'urbanisme de Clara, les énigmes de logique pour d'autres – mais la structure sous-jacente est la même. La place sans issue de Clara, c'est une aberration. La rébellion de Léo qui provoque une réponse système immédiate. Le 'travail' qu'on nous donne semble toujours incomplet, comme des pièces détachées.

Il a marqué une pause. J'ai retenu mon souffle.

> M4L1K: Ma question est : des pièces de quoi ? On dirait qu'on fabrique tous des morceaux d'un puzzle immense, mais que personne n'a l'image sur la boîte.

La métaphore de Malik a frappé juste. Un silence profond s'est installé sur le canal. Nous n'étions plus seulement des rêveurs harcelés. Nous étions des ouvriers inconscients. Et la question vertigineuse de Malik flottait entre nous, changeant tout.

Soudain, mes nuits n'étaient plus une intrusion personnelle, mais une participation forcée à un projet d'une ampleur cosmique. L'idée était si folle que j'ai dû me retenir à mon bureau pour ne pas vaciller. Nous n'étions pas des victimes. Nous étions de la main-d'œuvre.

C'est la voix du Fuyard, Nomad_AFK, qui a brisé le silence, chargée d'une panique palpable. > Stop. Arrêtez tout. Un puzzle ? Vous voulez dire qu'on est des rats dans un labyrinthe pour une expérience à l'échelle mondiale ? Non. C'est trop gros. C'est trop. Je me casse.

Son message a eu l'effet d'une déflagration. La menace qu'il représente, celle de la dissolution du groupe avant même qu'il n'ait existé, était presque aussi effrayante que nos rêves. Clara a tenté une approche douce. > @Nomad_AFK Mais on ne peut pas se laisser seuls maintenant...

C'est là que, à ma propre surprise, j'ai commencé à taper. Les mots me sont venus, clairs et urgents. J'ai pensé à la solitude de ma chambre, à la peur sourde avant de trouver ce serveur. C'était ça, ou le néant. > @Nomad_AFK C'est justement parce que c'est si gros qu'on ne peut pas fuir. Fuir où ? C'est dans nos têtes. La seule sortie, c'est ensemble. Et si c'est un puzzle, alors ça veut dire qu'il y a une solution. Une image sur la boîte. On est peut-être les seuls à pouvoir la trouver.

Un autre silence a suivi, mais différent. Moins lourd. L'indicateur d'écriture de Nomad est apparu, a disparu. Finalement, un message court est tombé. > ...OK. Mais on fait gaffe. Vraiment gaffe.

La crise était passée. Le groupe tenait. C'est Malik qui a repris la main, sentant que le moment était venu de transformer cette unité fragile en action. Son ton était aussi tranchant qu'un scalpel. > C'est exactement pour ça qu'on ne peut plus se contenter de subir. Il faut comprendre les règles du jeu. Tester les limites du système. On doit voir si on peut laisser une trace que les autres pourraient voir.

Il a marqué une pause, laissant son idée infuser. Puis il a asséné le plan. > Ce soir, on tente notre première expérience coordonnée. On se met tous d'accord sur un 'objet-signal'. Quelque chose de simple, d'absurde, que le système ne générerait jamais de lui-même. Quand vous êtes dans votre rêve de travail, vous essayez de le faire apparaître. Juste une seconde. C'est notre fusée de détresse.

L'idée était folle, dangereuse, et absolument géniale. > Clara_Urbs: Quelque chose de joli, peut-être ? Si on doit prendre des risques, autant que ce soit pour un peu de beauté. > Nomad_AFK: Joli et discret. Rien qui puisse être tracé.

Je pensais à mon pot de peinture noire, un acte de pure destruction. Mais l'idée de Clara résonnait en moi. Créer, pas détruire. Un acte de poésie au milieu de la production à la chaîne. C'est là que l'image m'est venue. > @tous Que diriez-vous d'un canari en origami bleu ?

La proposition a flotté dans le silence du canal. C'était précis. Poétique. Et totalement incongru. Une création humaine, fragile, dans un monde qui ne semblait plus nous appartenir. > Clara_Urbs: J'adore. > M4L1K: Couleur et forme spécifiques. C'est mesurable. Ça me va. > Nomad_AFK: Origami... Personne ne peut tracer du papier plié. OK. C'est bon pour moi.

L'accord était unanime. C'était notre premier acte collectif. Notre premier projet. Un canari en origami bleu.

J'ai regardé l'heure sur mon ordinateur. Il était tard. Dans quelques heures, je devrais dormir. Pour la première fois depuis des semaines, l'idée de la nuit qui approchait ne m'apportait pas seulement de l'angoisse. La peur était toujours là, bien sûr, tapie dans un coin de mon esprit. Mais elle était accompagnée d'autre chose. Une flamme fragile et vacillante. Un but.

Je n'allais pas me coucher en victime. Ce soir, avec trois inconnus à l'autre bout du monde, j'allais partir en mission.

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