Chapitre 5 - Penser comme un sous-marinier

12 minutes de lecture

Le réveil n’a pas sonné. Ou peut-être que si, mais j’étais déjà loin, dans un état de conscience flottante que je ne connaissais pas. Pas le sommeil, pas l’éveil. Simplement là. La première chose que j’ai perçue, ce n’est pas le poids de la journée à venir, mais la qualité de la lumière qui filtrait à travers les lattes du volet. Elle semblait moins agressive, plus… définie.

Puis le souvenir a affleuré, non pas comme une image brumeuse, mais avec la netteté d’une photographie. Un oiseau de papier bleu, ses ailes translucides captant une lumière qui n’existait pas. Et à ses côtés, trois silhouettes. Pas des alliés. Une équipe. Une victoire.

Une énergie douce, un courant chaud, circulait encore en moi. Ce n’était pas la fièvre de l’adrénaline, mais quelque chose de plus stable, de plus profond. Une confiance. Je me suis levé d’un seul mouvement, fluide, sans l’hésitation habituelle. La chape de plomb de la Grande Fatigue, cette pesanteur familière qui collait à la peau et ralentissait la pensée, si elle était encore là, n’était plus qu’une ombre lointaine. Un mauvais rêve dont on se souvient à peine.

Dans le métro, cette nouvelle clarté est devenue douloureuse. Avant, la mer de visages tirés, de regards vides et d’épaules voûtées n’était qu’un bruit de fond, une fatalité. Aujourd’hui, je voyais les détails. La teinte grisâtre de la peau sous les néons, le micro-tremblement d’une main agrippée à la barre, le vide dans les yeux de ceux qui regardaient sans voir. La Grande Fatigue n’était plus un état. C’était une injustice. Et pour la première fois, une colère froide et précise a commencé à monter en moi. L’envie d’y répondre.

La clochette de la boulangerie a tinté, un son clair qui a percé le brouhaha de la rue. Sarah était derrière le comptoir, son sourire matinal aussi fiable que l’odeur de beurre et de sucre qui flottait dans l’air. Un rappel que le monde réel pouvait encore offrir des sanctuaires. — Bonjour Léo, la même chose? J’ai hoché la tête, mais en m’approchant, mon regard s’est accroché à un détail. Un petit pendentif en argent, finement ciselé en forme d’hirondelle, reposait au creux de son cou. La veille, j’aurais détourné les yeux. La peur de la maladresse, de briser la bulle silencieuse de notre transaction quotidienne, m’aurait pétrifié. Mais aujourd’hui, la victoire de la nuit dernière murmurait encore à mon oreille. Vas-y. C’est juste une phrase.

— Excusez-moi, c’est… c’est une hirondelle? ai-je demandé, ma voix un peu plus basse que prévu. Elle a eu un mouvement de surprise, sa main montant instinctivement vers le bijou. Son sourire professionnel s’est effacé pour laisser place à quelque chose de plus authentique, de plus lumineux. — Oui. Personne ne le remarque jamais. Vous avez l’œil. — Disons que j’ai eu une bonne nuit, ai-je risqué. Les oiseaux en papier, ça aide à voir les vrais. Elle a ri. Un rire franc, qui a semblé chasser les dernières ombres. Un petit silence s’est installé. D’habitude, c’est le moment où la panique m’aurait saisi, où j’aurais payé trop vite pour m’enfuir. Cette fois, je suis resté. J’ai soutenu son regard. — Et… je vais en prendre un deuxième, ai-je ajouté. Un deuxième pain au chocolat. Elle a haussé un sourcil, amusée. — Grosse faim ce matin? Ou on joue les bons samaritains? Sa taquinerie m’a pris au dépourvu, mais au lieu de rougir, j’ai trouvé une réponse. — Il faut bien s’entraider, non? J’ai un collègue qui a l’air d’avoir besoin de réconfort. — Un collègue sympa, alors. — Le meilleur, ai-je menti sans hésiter. Je suis ressorti avec mes deux pains au chocolat, le cœur battant, et une chaleur dans la poitrine qui ne venait pas du café dans ma main. Ce n’était pas parfait, c’était un peu maladroit, mais c’était une conversation. Une vraie.

En arrivant à mon poste, j’ai déposé le sac en papier sur le coin du bureau de Thomas. Il n’était pas encore là. J’ai allumé mon ordinateur. Le reste de la journée s’est écoulé dans cette nouvelle normalité : un ennui professionnel poli, mais sous la surface, l’attente fébrile de la tombée de la nuit. Le rendez-vous.

À 21 heures pile, je me suis connecté. Les trois autres étaient déjà là, dans le canal #général. L’atmosphère du serveur était électrique, à mille lieues de la tension anxieuse de nos débuts. C’était une célébration.

Clara_Urbs: Je n’ai pas arrêté de dessiner de la journée! Regardez! Une avalanche d’images a inondé le canal. Des croquis, des esquisses, des formes impossibles. Pas seulement des oiseaux, mais des spirales de cristal, des ponts tressés comme de l’osier, des structures qui flottaient en défiant la gravité. Clara_Urbs: Si on peut créer un petit objet, imaginez les possibilités si on visait plus grand! On pourrait construire un refuge, un… un phare! Nomad_AFK: J’avoue, je me suis réveillé sans avoir envie de tuer mon réveil. Ça faisait longtemps. J’ai même fait une blague à mon boss. Il n’a pas compris, mais l’intention y était.

Leur enthousiasme était contagieux. L’idée de créer, non plus par contrainte mais par choix, nous enivrait tous. Nous étions ivres de possibilités. C’est Malik qui a ramené la conversation sur terre. Son message est apparu, sec et formel, coupant net l’effervescence générale.

M4L1K: > Rapport d'analyse post-opératoire.

Un silence virtuel s’est installé.

M4L1K: Je n’ai pas passé ma journée à célébrer. J’ai lancé un diagnostic passif. Je me suis laissé dériver dans des rêves non-lucides, en maintenant juste un fil de conscience pour observer la réaction du Système. Nomad_AFK: Et alors? Il nous a envoyé une carte de félicitations? M4L1K: Non. Il a appris. Il se souvient. La zone de mon rêve où j’ai tenté de créer le canari était… différente. Il y avait ce que j’appellerais une "surveillance résiduelle". Comme si l’air était plus lourd, les ombres un peu trop nettes. Une attention particulière du Système, comme un garde qui ferait des rondes plus fréquentes dans un secteur où une alarme s’est déclenchée.

Un frisson a parcouru mon échine. C’est moi qui ai posé la question que tout le monde redoutait.

Architext: Tu veux dire… que nos créations laissent une trace? Un écho? M4L1K: Exactement. Un "écho onirique". Le canari a laissé une empreinte faible, qui se dissipera probablement. Mais une tour de cristal, un phare comme le suggère Clara… ce serait créer une cicatrice permanente dans le monde des rêves. Une zone marquée à jamais, sous surveillance constante. Ça ne serait plus un phare. Ce serait un piège.

L’image était terrifiante. Nous n’étions pas des explorateurs dessinant sur une carte vierge. Nous étions des fugitifs laissant des empreintes dans la neige, et le chasseur suivait nos traces. L’euphorie de la veille semblait à des années-lumière. Notre plus belle idée, notre premier véritable espoir, venait de se transformer en un piège mortel.

Clara_Urbs: Mais… c’était notre première création collective. Notre premier espoir. Nomad_AFK: OK. C’est la merde. Donc on ne peut plus rien construire de visible sans se faire pincer. On fait quoi? On se met à la tisane?

Sa blague était teintée d’un désespoir sincère. L’option « tisane » avait soudain un certain charme. Mais la réponse de Malik a fusé, sans une seconde d’hésitation.

M4L1K: On n’annule rien. On change de tactique. Le problème, c’est qu’on a pensé comme des architectes, en termes de structures durables et visibles. Il faut penser comme des sous-mariniers.

La métaphore était étrange, mais elle a immédiatement capté notre attention.

M4L1K: On est en immersion profonde, sans carte, et l’ennemi a l’avantage du terrain. On ne fait pas de vagues. On écoute. Un sous-marin en territoire ennemi n’envoie pas une bouée lumineuse pour dire "coucou". Il envoie une seule impulsion sonar. Un "ping". Bref. Intense. Il récupère l’écho et disparaît. Voilà notre nouvelle philosophie.

L’idée était brillante. Mais avant de pouvoir envoyer le moindre « ping », il nous fallait comprendre le fonctionnement de notre sonar.

M4L1K: Notre victoire nous a rendus arrogants. Nous avons une arme – la création lucide – mais nous ne comprenons absolument pas comment elle fonctionne. On passe en phase de R&D.

Les trois heures qui ont suivi ont été une plongée vertigineuse dans les recoins les plus étranges de la connaissance humaine. À minuit, le canal s’est de nouveau animé, chacun rapportant le fruit de son enquête. C’est Malik qui a ouvert le bal, posant les bases d’un nouveau paradigme.

M4L1K: On a pensé comme des artistes. Il faut penser comme des analystes de la CIA dans les années 60. Le Système n’est pas un simple gardien. C’est un programme de contre-insurrection psychologique.

Il a posté des liens vers des documents déclassifiés. Des noms de code sont apparus sur nos écrans : MK-ULTRA, ARTICHOKE.

M4L1K: Lisez ça. Les tâches répétitives et absurdes de nos rêves… ce n’est pas un bug. C’est une forme de "psychic driving", une technique utilisée par des psychiatres recrutés par la CIA pour effacer la mémoire et reprogrammer la psyché.[2, 3] La Grande Fatigue, c’est le résultat de ce "depatterning" de masse. Les Agents ne sont pas là pour nous tuer. Ils sont là pour "corriger" l’anomalie que nous représentons, pour restaurer le programme. C’est pour ça qu’on ressent une dissolution, pas une douleur physique.

La théorie était glaçante, mais d’une logique implacable. Nous n’étions pas des prisonniers. Nous étions les sujets d’une expérience à une échelle inimaginable.

C’est Clara qui a violemment rejeté cette vision.

Clara_Urbs: Non, Malik. Si on adopte leur langage, on devient comme eux. On ne se bat pas contre un rêve. On le comprend.

Elle a posté à son tour des liens, mais ils ne menaient pas vers des archives gouvernementales. Ils menaient vers des textes anciens, des traités sur le bouddhisme tibétain et le Yoga du Rêve.

Clara_Urbs: Leur but n’est pas de contrôler, mais de "reconnaître la nature illusoire du rêve".[4] Combattre les Agents est une erreur. C’est donner de la substance à une illusion. La première étape du Yoga du Rêve est de dépasser la peur, de comprendre que rien dans un rêve ne peut réellement nous blesser.[5] Nous ne sommes pas notre corps physique là-dedans. Nous sommes un "corps de vision", un "yid lus". Une projection mentale qui ne peut être détruite, seulement déstabilisée.[6]

Deux visions du monde s’affrontaient : la paranoïa froide de la guerre froide contre la sagesse millénaire de l’Orient. Le contrôle contre l’acceptation. C’est Nomad qui a fait la synthèse, avec son pragmatisme de pirate informatique.

Nomad_AFK: Okay, les têtes d’œuf, pause. L’un veut jouer à la CIA, l’autre veut léviter. Et si on faisait juste un truc qui marche?

Il n’a pas posté de liens vers des documents officiels ou des textes sacrés. Il a évoqué les bas-fonds d’Internet, les vieux forums Usenet et les BBS des années 90 et 2000, une époque où des pionniers exploraient déjà ces territoires sans théories complexes.

Nomad_AFK: Ces mecs, les premiers onironautes, ils n’avaient pas vos grands mots. Ils savaient juste qu’il y avait des trucs dans les rêves qui n’aimaient pas qu’on touche au code. Ils appelaient ça des "prédateurs de rêves", des programmes subconscients. Et ils avaient une technique pour leur échapper. Ils appelaient ça le "bruit". Architext: Le bruit? Nomad_AFK: Du chaos. De la statique sensorielle. Un déluge de données inutiles et incohérentes pour masquer la seule chose que le Système recherche : une information cohérente et signifiante. C’est du camouflage numérique. On ne gagne pas la guerre, on n’atteint pas l’illumination. On trouve un exploit. On devient illisible.

La solution n’était ni dans la domination, ni dans la transcendance, mais dans la ruse. Elle était le fruit de leurs trois esprits. La rigueur stratégique de Malik pour définir le problème, la compréhension spirituelle de Clara pour ne pas tomber dans le piège de la confrontation directe, et l’ingéniosité de hacker de Nomad pour trouver la faille.

Malik a immédiatement saisi le potentiel de l’idée et l’a intégrée à sa propre métaphore.

M4L1K: Le "bruit" de Nomad est notre sonar silencieux. Le "ping" que nous envoyons ne doit pas être une structure, mais une impulsion de chaos contrôlé. Une action qui a l’air d’une création, mais qui est masquée par une telle incohérence que le Système ne peut pas la lire correctement.

Ils se sont mis à débattre des détails, à construire le protocole. Comment mesurer l’incohérence? Quel était le seuil de détection? Un excès de « bruit » ne risquait-il pas de déstabiliser le rêveur lui-même? La solution exigeait la compétence de chacun. Malik définissait les métriques, Clara cherchait un moyen d’ancrer Léo émotionnellement pour qu’il ne se perde pas dans le chaos qu’il allait créer, et Nomad suggérait le type de statique sensorielle le plus efficace.

Finalement, après une heure d’échanges intenses, Malik a posté le plan finalisé. Sa présentation était aussi froide et précise qu’un briefing militaire.

MISSION BRIEF: PROTOCOLE "SONAR PING"

OBJECTIF PRIMAIRE: Tester deux hypothèses de furtivité onirique.

OPÉRATEUR: Architext (Léo)

SURVEILLANCE: M4L1K, Clara_Urbs, Nomad_AFK

---

PHASE 1: TEST DE FURTIVITÉ (Le Murmure)

Action: Altération de matière sur un objet existant imposé par la tâche (ex: Acier -> Bois). Pas de création.

Hypothèse: Une modification de texture est une action "incohérente" de bas niveau, potentiellement sous le seuil de détection du Système.

Condition de Succès: Aucune réaction des Agents. Absence d' "écho onirique" post-opération.

Condition de Passage à la Phase 2: Succès de la Phase 1.

PHASE 2: TEST DE CAMOUFLAGE (Le Bruit)

Action: Création d'un objet de signature connue (Canari en papier bleu).

Déclencheur: La détection par le Système est attendue et inévitable.

Contre-mesure: À l'instant de la détection, l'opérateur doit générer un "bruit" sensoriel maximal autour de l'objet (statique visuelle, chaos sonore, déconstruction architecturale).

Hypothèse: Le chaos peut masquer la cohérence, rendant la création "invisible" ou "illisible" pour les routines de correction (Agents).

Condition de Succès: L'opérateur échappe à la déstabilisation et maintient son état de lucidité.

ENJEU: Valider une tactique de dissimulation. L'échec signifie que nous restons des cibles. Le succès nous transforme en fantômes.

La dernière ligne a fait taire toutes les discussions. Le poids de la mission venait de retomber entièrement sur mes épaules.

Le silence qui a suivi le briefing était différent. Ce n’était plus de l’abattement, mais une concentration intense. Tous les regards virtuels étaient tournés vers moi. C’est Clara qui a parlé la première, sa voix textuelle empreinte d’une douce inquiétude.

Clara_Urbs: Mais comment vas-tu faire, Léo? Comment te concentrer sur quelque chose d’aussi… contre-intuitif que le chaos?

Sa question a ouvert une brèche, et chacun y a projeté sa propre vision du monde, son propre manuel de survie.

M4L1K: Décompose le chaos. Ne le ressens pas. C’est juste une surcharge de données. Visualise un spectre audio, un nuage de pixels. Traite-le comme une information, pas comme une menace. Contrôle-le en le mesurant.

Nomad_AFK: Oublie tes trucs de têtes d’œuf, Malik. C’est l’inverse. Fais confiance à ton instinct. Quand tu sens le prédateur qui approche, ton cerveau reptilien sait quoi faire. C’est lui qui a inventé le camouflage. Laisse-le générer le chaos pour toi, ce sera plus efficace que n’importe quel calcul.

Clara_Urbs: Je pense que c’est entre les deux. Ancre-toi dans une émotion forte, Léo. La joie que tu as ressentie en créant le canari, ou la colère de vouloir te cacher. L’émotion est le meilleur bouclier. Ton chaos doit te ressembler pour te protéger.

Le technicien, le primaliste, la mystique. Trois approches radicalement différentes, et pourtant toutes valables. J’ai écouté leurs conseils, les laissant infuser en moi. Je savais que ma solution ne serait aucune des leurs, mais une synthèse des trois, filtrée par ma propre nature.

Je suis resté silencieux un long moment, seul dans mon appartement, le visage seulement éclairé par l’écran. Malik veut que je le mesure. Nomad veut que je le déchaîne. Clara veut que je le ressente. Ils ont tous raison. Mais ce n’est pas leur langage. C’est le mien qu’il faut que je trouve.

J’ai tapé ma réponse lentement, chaque mot pesé.

Architext: Ma solution sera spatiale. Le chaos, pour moi, ce sera de déconstruire l’architecture du rêve. De briser les lignes, de tordre les perspectives, de faire fondre les murs. C’est mon langage. Je vais leur parler avec.

Clara_Urbs: C’est incroyablement dangereux, Léo.

Architext: C’est notre meilleure piste. Je le fais.

J’ai fermé la connexion. La pièce a été replongée dans l’obscurité. La mission n’était plus une simple expérience. C’était un test fondamental. Soit nous pouvions apprendre à devenir des fantômes dans la machine, soit nous étions condamnés à n’être que des cibles. Un frisson a parcouru ma peau, un mélange de peur et d’une impatience féroce.

Je me suis allongé, fermant les yeux, non pas pour dormir, mais pour tomber. Tomber au cœur du territoire ennemi, armé d’une seule idée folle : répondre à l’ordre par le chaos. Parler à un système avec le seul langage qu’il ne pourrait jamais comprendre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Julien JEAN ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0