Chapitre 5 - Le test de furtivité
Le réveil a sonné à sept heures, mais j'étais déjà éveillé depuis un moment. Pas en état d'alerte, pas en train de redouter la journée. Simplement éveillé. Calme. À peine les yeux ouverts, ce n’est pas le poids d’une nouvelle journée qui m’a frappé, mais l’éclat vif d’un souvenir : un oiseau de papier bleu, fragile et lumineux, et trois silhouettes alliées dans une même victoire.
Une énergie douce, comme un courant chaud, circulait encore en moi. Ce n'était pas l'agitation de l'adrénaline, mais quelque chose de plus profond. Une confiance. Je me suis levé, et mes mouvements étaient fluides. La chape de plomb de la Grande Fatigue, si elle était encore là, n'était plus qu'un lointain souvenir, une ombre au tableau. En marchant vers le bureau, je remarquais avec une acuité nouvelle les visages tirés des gens dans le métro, le poids de la Grande Fatigue sur leurs épaules. Avant, ce n'était qu'un bruit de fond. Maintenant C’était devenu une injustice, et, étrangement, je commençais à vouloir y répondre.
La clochette a chanté quand j’ai poussé la porte. Sarah m’a accueilli de son sourire habituel. La chaleur du four m’a effleuré, mêlée à l’odeur réconfortante du sucre et du beurre : un rappel que le réel peut encore être doux.
— Bonjour Léo, la même chose ?
J'ai hoché la tête. En m’approchant, mon regard s’est arrêté sur un petit pendentif en argent, finement travaillé en forme d’hirondelle. La veille encore, je me serais tu. La peur d'être maladroit, de briser la bulle de notre transaction habituelle, m'aurait paralysé. Mais aujourd'hui, une petite voix m'a poussé. Vas-y. C'est juste une phrase.
— C'est... c'est joli, votre collier, ai-je lancé, ma voix un peu plus basse que prévu. L'oiseau.
Elle a été surprise. Sa main est montée instinctivement vers le pendentif. Puis son sourire s'est élargi, devenant plus authentique, moins professionnel. — Oh, merci ! C'est un cadeau. Personne ne le remarque jamais.
Un petit silence s'est installé. D'habitude, c'est le moment où je serais entré en panique, payant trop vite pour m'enfuir. Cette fois, je suis resté là. La victoire de la nuit dernière m'avait laissé une dose de courage.
— Et... je vais en prendre un deuxième, ai-je ajouté. Un deuxième pain au chocolat.
Elle a haussé un sourcil, amusée. — Grosse faim ce matin ? Ou alors on joue les bons samaritains ?
Sa taquenerie m'a pris au dépourvu, mais au lieu de rougir, j'ai trouvé une réponse. — Il faut bien s'entraider, ai-je dit avec un petit sourire. J'ai un collègue qui a l'air d'avoir besoin de réconfort.
— Un collègue sympa, alors.
— Le meilleur, ai-je menti sans hésiter.
Elle a ri, un rire clair qui a semblé chasser les dernières ombres de la nuit. Je suis ressorti avec mes deux pains au chocolat et une chaleur qui ne venait pas du café dans ma main. Ce n’était pas parfait, un peu maladroit, mais c’était bien une conversation.
En arrivant à mon poste, j'ai posé le sac en papier contenant le second pain au chocolat sur le coin du bureau de Thomas. Il n'était pas encore là. J'ai allumé mon ordinateur, et le reste de la journée s'est écoulé dans cette nouvelle normalité : un ennui professionnel poli, mais sous la surface, l'attente fébrile de la tombée de la nuit et du rendez-vous avec mon équipe.
À 21 heures pile, je me suis connecté. Les trois autres étaient déjà là, dans le canal #général. L'atmosphère du serveur était électrique, à mille lieues de la tension anxieuse de nos débuts.
Nomad_AFK: J'avoue, je me suis réveillé sans avoir envie de tuer mon réveil. Ça faisait longtemps. Clara_Urbs: Je n'ai pas arrêté de dessiner de la journée ! J'ai des dizaines d'idées ! Si on peut créer un petit objet, imaginez les possibilités si on visait plus grand !
Son enthousiasme était palpable. L'idée de créer, non plus par contrainte mais par choix, nous enivrait tous. C'est Malik qui a ramené la conversation sur un terrain stratégique.
M4L1K: L'enthousiasme est une bonne chose. Ça va nous donner l'énergie nécessaire pour la prochaine étape : la cartographie. L'idée la plus évidente serait de construire des repères massifs et permanents. Des "phares". Léo construirait une tour, Clara une ville reconnaissable.
Il a marqué une pause, laissant l'idée grandiose s'installer, avant de l'abattre d'une phrase.
M4L1K: Mais ce plan est abandonné avant même d'avoir commencé. C'est un suicide tactique.
Le message a eu l'effet d'une douche glacée.
Clara_Urbs: Une mauvaise idée ? Mais pourquoi ? C'était notre première création collective... notre premier espoir. Nomad_AFK: Tu peux développer ? Hier, tu parlais de carte. Maintenant tu annules le plan ?
La réponse de Malik a pris la forme d'un rapport de mission, froid et détaillé.
M4L1K: Ce qui a changé, c'est que j'ai analysé ma propre nuit après l'expérience. Pas pendant, mais après. Je me suis laissé dériver dans des rêves non-lucides, en gardant une ancre de conscience pour observer. Et j'ai découvert quelque chose. Le système ne fait pas que réagir. Il apprend. Il se souvient.
Un frisson a parcouru mon échine.
M4L1K: La zone de mon rêve où j'ai tenté de créer le canari était... différente. Il y avait une sorte de "surveillance résiduelle". Comme si l'air était plus lourd, les ombres un peu trop nettes. Une attention particulière du système, comme un garde qui ferait des rondes plus fréquentes dans un secteur où une alarme s'est déclenchée.
C'est moi qui l'ai formulée, une boule d'angoisse au creux de l'estomac.
Architext: Tu veux dire... que nos créations laissent une trace ? Un écho ?
M4L1K: Exactement. Un "écho onirique". Le canari a laissé une empreinte faible, qui se dissipera. Mais une tour de cristal... ce serait créer une cicatrice permanente dans le monde des rêves. Une zone marquée à jamais, sous surveillance constante. Ça ne serait plus un phare, mais un piège.
L'image était terrifiante. Nous n'étions pas des explorateurs dessinant sur une carte vierge. Nous étions des fugitifs laissant des traces de pas dans la neige, et le chasseur suivait nos traces.
Le silence qui s'est installé sur le canal était lourd. L'euphorie de la veille semblait à des années-lumière. Notre plus belle idée venait de se transformer en un piège mortel. C'est Nomad qui a résumé la situation.
Nomad_AFK: OK. C'est la merde. Donc on ne peut plus rien construire de visible sans se faire pincer. On fait quoi ? On se met à la tisane ?
J'avoue que l'option "tisane" avait un certain charme. Mais la réponse de Malik a fusé, sans une seconde d'hésitation.
M4L1K: On n'annule rien. On change de tactique. Le problème, c'est qu'on a pensé comme des architectes, en termes de structures durables et visibles. Il faut penser comme des sous-mariniers.
Un sous-marinier ? La métaphore était étrange, mais elle a piqué ma curiosité.
M4L1K: On est en immersion profonde, sans carte, et on sait que l'ennemi a l'avantage du terrain. On ne fait pas de vagues. On écoute. Un sous-marin en territoire ennemi n'envoie pas une bouée lumineuse pour dire "coucou". Il envoie une seule impulsion sonar. Un 'ping'. Bref. Intense. Il récupère l'écho et disparaît. Voilà notre nouvelle philosophie.
L'idée a fait son chemin dans mon esprit, brillante dans sa simplicité. Mais avant de pouvoir envoyer le moindre "ping", il nous fallait comprendre le fonctionnement de notre sonar.
M4L1K: Mais pour en arriver là, il faut d'abord maîtriser nos instruments. Notre victoire d'hier nous a rendus arrogants. Nous avons une arme – la création lucide – mais nous ne comprenons absolument pas comment elle fonctionne. On ne connaît ni sa puissance, ni ses limites. Lancer une autre opération, même furtive, maintenant serait de l'inconscience. On passe en phase de R&D.
"R&D". Recherche et Développement. L'idée était frustrante, mais d'une logique implacable.
M4L1K: J'assigne des devoirs. Pour les prochaines heures, on oublie nos propres théories. On se plonge dans tout ce que l'humanité sait, ou croit savoir, sur le rêve lucide. On collecte les données. On se retrouve ici à minuit pour faire la synthèse.
***
Les trois heures qui ont suivi ont été une plongée fascinante dans les recoins les plus étranges de la connaissance humaine. À minuit, le canal s'est de nouveau animé, chacun rapportant le fruit de son enquête.
Malik a ouvert le bal, en postant des liens vers des études scientifiques.
M4L1K: Angle scientifique : c'est lié à l'activation du cortex préfrontal dorsolatéral. Le cerveau conscient se "réveille" dans le rêve. J'ai aussi trouvé des documents déclassifiés du projet MK-Ultra de la CIA. Ils ont essayé d'induire des rêves lucides dans les années 70 pour en faire une arme psychologique. Ils ont échoué. Vocabulaire à retenir : "ancrage de la réalité" et "destabilisation de scénario".
Clara a enchaîné, nous emmenant dans une tout autre direction.
Clara_Urbs: Angle anthropologique : les moines bouddhistes tibétains pratiquent le Yoga du Rêve depuis des siècles. Pour eux, le but n'est pas de contrôler, mais de "reconnaître la nature illusoire du rêve". Ils ne voient pas ça comme un bug, mais comme une discipline spirituelle pour comprendre que notre réalité éveillée est aussi une sorte de rêve.
Enfin, Nomad a apporté la pièce manquante, celle qu'on ne trouvait pas dans les universités ou les monastères.
Nomad_AFK: Angle du hacker : j'ai écumé les vieux forums d'oneironautes des années 2000, les pionniers du web. Ils parlaient déjà de ça. Ils n'appelaient pas ça des "Agents", mais des "prédateurs de rêves", des programmes subconscients qui n'aiment pas qu'on change les règles. Et ils avaient une technique pour leur échapper. Ils appelaient ça le "bruit". Créer un chaos visuel et sensoriel volontaire pour masquer sa présence.
La théorie était posée, brillante et audacieuse. Mais une théorie ne restait qu'une belle idée tant qu'elle n'était pas confrontée à la réalité hostile de nos nuits. C'est Malik qui nous a ramenés sur terre, son esprit déjà tourné vers l'expérimentation.
M4L1K: Une théorie doit être testée. Hypothèse numéro un : le système ne détecte que la cohérence. Nous devons donc vérifier si une action incohérente, une modification mineure, peut passer sous son radar. Il nous faut un nouveau protocole. Une mission en deux temps pour cette nuit.
Il a marqué une pause, et j'ai senti tous les regards virtuels se tourner vers moi.
M4L1K: Étape 1 : Le Test de Furtivité. L'un de nous va tenter une modification mineure. Pas de création. Juste altérer l'existant. Léo, ton expérience de "sculpteur" fait de toi le plus qualifié.
Je me suis redressé sur ma chaise, le cœur battant un peu plus fort. J'étais de nouveau sur la sellette.
M4L1K: Dans ton rêve, tu te concentres sur un objet imposé par la "tâche". Une poutre en acier, un mur de béton, peu importe. Et tu essaies de changer sa matière. Acier en bois, béton en verre. C'est un test de contrôle fin. L'hypothèse est la suivante : une simple modification de texture, sans la création d'un nouvel objet complet, est une action "incohérente" qui pourrait ne pas déclencher l'alarme.
Le plan était clair. Ce n'était pas une attaque frontale, mais une infiltration. Un test pour voir si on pouvait crocheter la serrure sans réveiller le garde.
Architext: Compris. Je modifie, je ne crée pas. Et si ça passe ?
M4L1K: Si ça passe, si le système ne réagit pas, alors tu as le feu vert pour l'étape deux. Mais on en parlera après. Une chose à la fois.
La réponse de Malik a mis un instant à venir, comme s'il pesait ses mots.
M4L1K: Si ça passe, si le système ne réagit pas, alors tu as le feu vert pour l'étape deux.
Il a marqué une pause, et j'ai senti la tension monter d'un cran sur le canal.
M4L1K: L'étape deux est le véritable test. Tu crées le canari. L'alarme va se déclencher, c'est inévitable. On s'attend à une réaction hostile. Mais à l'instant précis où tu sens que le système t'a repéré, tu tentes de le "camoufler".
Nomad_AFK: Le camoufler ? Comment tu veux camoufler un oiseau en papier bleu fluo au milieu d'un rêve ?
M4L1K: Avec le "bruit". Tu te souviens de la théorie. Tu génères un chaos sensoriel autour de l'objet. Une tempête de pixels, un brouillard de sons discordants, une aura de pure statique. Tu caches la cohérence dans l'incohérence. On teste la deuxième hypothèse : le chaos peut-il rendre la cohérence invisible ?
Le plan était risqué, brillant. Il ne s'agissait plus de se montrer, mais d'apprendre à se cacher à la vue de tous. C'était une manœuvre de contre-espionnage, une leçon de magie au cœur du territoire ennemi.
Architext: C'est notre meilleure piste. Je le fais.
Clara a repris la parole, sa voix virtuelle empreinte d'une douce inquiétude.
Clara_Urbs: Mais comment vas-tu faire, Léo ? Comment te concentrer sur quelque chose d'aussi... contre-intuitif que le chaos ?
Sa question a ouvert une brèche, et chacun y a projeté sa propre vision du monde, sa propre méthode de survie.
M4L1K: Ne ressens pas. Analyse. Le "bruit" n'est qu'une surcharge d'informations sensorielles. Décompose-le. Visualise un spectre audio, un nuage de pixels. Traite-le comme une donnée, pas comme une menace. C'est la seule façon de le contrôler.
Nomad_AFK: Oublie tes trucs de têtes d'œuf, Malik. C'est l'inverse. Fais confiance à ton instinct. Quand tu sens que le "chasseur" approche, ton corps sait quoi faire. C'est ton cerveau reptilien qui prend le dessus. Laisse-le générer le chaos pour toi, ce sera plus efficace que n'importe quel calcul.
Clara_Urbs: Je pense que c'est entre les deux. Ancre-toi à une émotion forte, Léo. La joie que tu as ressentie en créant le canari, ou la colère de vouloir te cacher. L'émotion est le meilleur bouclier, elle créera un chaos qui te ressemble, un chaos qui te protégera.
J'ai écouté leurs théories. La mystique, le primaliste, le technicien. Trois approches radicalement différentes, et pourtant toutes valables. Je savais que la mienne serait un mélange des trois, filtré par ma propre sensibilité.
Architext: Ma solution sera spatiale. Le chaos, pour moi, ce sera de déconstruire l'architecture du rêve. De briser les lignes, de tordre les perspectives, de faire fondre les murs. C'est mon langage. Je vais leur parler avec.
Clara_Urbs: C'est incroyablement dangereux, Léo.
La tension était palpable. C'était une mission de reconnaissance, prudente et mesurée, mais dont le résultat allait déterminer toute la suite de notre stratégie. Soit, nous pouvions apprendre à devenir des fantômes, soit nous étions condamnés à être des cibles. J'ai senti un frisson d'excitation, une peur mêlée d'une impatience féroce. Ce n'était plus une simple mission. Nous devions soit acquérir la capacité de passer inaperçus, soit accepter le risque constant d’être pris pour cible.
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