Chapitre 6 - Imprévu
Cette nuit-là, je ne me suis pas laissé tomber dans le sommeil. Je l'ai approché. Allongé dans le noir, j'ai synchronisé ma respiration avec le rythme lent et mélancolique de la Gymnopédie de Satie qui jouait en sourdine sur mon téléphone. Chaque note de piano était une marche, me guidant plus profondément en moi-même. Mon objectif n'était pas l'oubli, mais une concentration absolue. Je n'étais pas une victime se préparant à un cauchemar ; j'étais un agent infiltré sur le point de franchir les lignes ennemies.
La transition, quand elle est venue, a été d'une douceur inédite. Pas de chute, pas de choc. Juste un glissement, comme si la réalité de ma chambre s'était dissoute pour révéler ce qui se cachait derrière.
J'étais debout au milieu d'un silence assourdissant. Le hall d'une gare. Mais une gare comme je n'en avais jamais dessiné. Des arches de métal blanc s'élevaient à des centaines de mètres au-dessus de moi, soutenant une verrière qui ne laissait voir qu'une nuit d'encre, sans lune ni étoiles. Le sol était une dalle de marbre noir si parfaitement polie qu'elle reflétait les arches en un double infini. Il n'y avait pas de trains, pas de voyageurs. Juste des panneaux d'affichage holographiques qui projetaient des horaires de départ vers des destinations aux noms impossibles : Nébuleuse d'Orion - Voie 7, Andromède-Centre - Départ imminent.
Immédiatement, la "tâche" a commencé à s'insinuer dans mon esprit. Une pression froide et logique qui me poussait à optimiser les flux de passagers spectraux, à redessiner les courbes d'une voie magnétique pour un gain de 0,3% d'efficacité.
J'ai dit non. Pas à voix haute. Dans ma tête. Un "non" ferme, planté comme un mur. La pression a insisté, plus forte. J'ai fermé les yeux et j'ai appelé mon ancre. L'odeur de la sciure et de la térébenthine. La sensation du bois usé et familier de l'établi de mon grand-père sous la paume de mes mains. La chaleur de la petite lampe qui éclairait ses outils. Mon souvenir, mon sanctuaire.
La pression extérieure a reculé, tenue en respect par la force de ma propre histoire. J'ai rouvert les yeux. La gare futuriste était toujours là, froide et impersonnelle, mais elle n'avait plus le même poids. Je n'étais plus un simple pion sur son échiquier. J'étais un joueur conscient, un intrus qui avait réussi à passer la sécurité. Je me sentais calme, lucide. Plus en contrôle que jamais. Le test pouvait commencer.
Mon regard a balayé le hall immense, cherchant une cible. Un objet imposé par le système, un élément du décor originel. Je l'ai trouvée. Suspendue au-dessus du vide par des câbles invisibles, une longue poutrelle d'acier profilé attendait de faire partie d'une future passerelle. Elle était froide, lisse, parfaite dans sa géométrie industrielle.
Je n'ai pas cherché à la toucher. Je suis resté à distance, me concentrant sur elle. L'objectif n'était pas de créer, mais de réécrire. Pas de sculpter, mais de persuader. J'ai fermé les yeux à moitié, laissant l'image de la poutrelle flotter dans mon esprit. J'ai pensé à l'acier. Sa composition moléculaire, sa rigidité, sa couleur grise, sa froideur au toucher. Puis, à côté de cette image, j'en ai superposé une autre. Celle d'une poutre de chêne. J'ai pensé à la chaleur du bois, à la rugosité de son grain, à ses imperfections, à l'odeur de la forêt.
L'effort mental était d'une nature complètement différente de celui de la création du canari. Je ne luttais pas contre la matière du rêve. Je lui parlais. Je lui suggérais une autre possibilité, une autre histoire. Tu n'es pas de l'acier, ai-je pensé avec une concentration douce mais totale. Tu es du bois. Tu as toujours été du bois.
Lentement, un changement subtil a commencé à s'opérer. La surface de la poutrelle a perdu son éclat métallique. Des nuances plus chaudes, des tons de brun et de miel, ont commencé à apparaître, comme une aquarelle qui se diffuse sur du papier humide. Le changement s'est accéléré. J'ai vu le grain du bois se dessiner, les lignes de croissance apparaître le long de la structure. La poutrelle d'acier, froide et morte, était en train de devenir une magnifique poutre de chêne massif, vivante et chaleureuse.
J'ai tendu la main, et ma paume onirique s'est posée sur sa surface. Elle était chaude. Rugueuse. C'était du bois.
J'ai retiré ma main, le souffle coupé, un sourire triomphant aux lèvres. J'ai attendu. J'ai tendu l'oreille, scrutant le hall immense. Rien. Le silence de la gare est resté intact. Aucun Agent n'est apparu. Aucun personnage non-joueur n'a tourné la tête vers moi. Le système n'avait rien vu.
Un rire nerveux m'a échappé. C'était donc ça. La clé. La création d'un objet cohérent, le canari, était un acte de défi qui déclenchait l'alarme. Mais la modification de l'existant, une simple réécriture de la texture, était une action trop subtile, trop "incohérente" pour être détectée par les gardiens logiques de ce monde. C'était une faille. Une faille majeure.
Un sentiment d'invulnérabilité m'a envahi. Nous avions percé le secret : intervenir dans l’ombre, inscrire notre empreinte sans déclencher la moindre alerte. La sensation était celle d’un voleur réalisant que le coffre n’était pas seulement ouvert… mais prêt à être vidé. L'étape deux, le test de camouflage, me semblait presque superflue. Enhardi par ce succès, j'ai décidé de pousser mon avantage. L'étape deux n'attendrait pas.
Confiant, presque arrogant, j'ai décidé de passer à la suite. Le succès de ma première action m'avait enivré. Je me sentais en plein contrôle, maître de ce petit coin de rêve. J'ai tendu les mains devant moi, et cette fois, j'ai appelé la matière du rêve avec une aisance nouvelle. Elle est venue sans résistance, une sphère d'énergie docile qui s'est formée entre mes paumes.
L'acte de création fut d'une rapidité déconcertante. Nourri par mon succès précédent et par l'énergie positive que j'avais accumulée, le processus qui m'avait demandé un effort colossal la nuit d'avant s'est déroulé comme une évidence. Les plis se sont formés d'eux-mêmes sous ma volonté, le carré, la base de l'oiseau, la tête, les ailes... En quelques secondes, il était là. Le canari en origami bleu reposait dans ma main, encore plus parfait, plus vibrant que le premier. Un chef-d'œuvre de pure volonté.
J'ai eu à peine le temps de l'admirer.
À l'instant précis où le dernier pli s'est achevé, le silence est tombé. Un silence de mort, absolu, comme si quelqu'un avait coupé le son de l'univers. Le protocole "Observateur Silencieux" était déclenché. L'alarme avait sonné.
Le silence était mon signal de départ. Le bruit, avait dit Nomad. La déstabilisation de scénario, avait corrigé Malik. Je devais cacher la cohérence dans l'incohérence.
Je me suis concentré, non plus sur une forme, mais sur son absence. J'ai essayé d'invoquer le chaos. J'ai pensé à des images brisées, à des sons discordants, à des couleurs qui s'entrechoquent. Mais mon esprit, habitué à chercher l'ordre, à construire des structures, ne pouvait pas s'y résoudre. Le chaos qu'il produisait était... magnifique.
Une tempête de pixels a jailli de mes mains, mais au lieu d'un nuage informe, ils se sont organisés en fractales complexes et symétriques. Des sons ont crépité, mais ils se sont harmonisés en une cacophonie mélodieuse, presque musicale. J'avais créé une œuvre d'art du chaos, une sculpture de bruit structuré. C'était beau. C'était ordonné. Et c'était l'erreur la plus monumentale de ma vie.
Mon "bruit" ordonné n'a pas masqué le canari. Il l'a encadré. Il l'a mis en valeur, comme un écrin de velours noir met en valeur un diamant. Au lieu de brouiller le signal, ma tempête de fractales et de sons harmoniques a agi comme une gigantesque antenne parabolique, prenant le petit signal cohérent du canari et le projetant dans l'immensité du monde des rêves avec une puissance et une clarté terrifiantes.
Je l'ai senti immédiatement. Ce n'était pas la sensation familière d'être observé par les gardiens locaux. C'était différent. Une sorte de vertige, comme si l'espace autour de moi se dilatait soudainement. J'ai eu la sensation très nette que mon signal venait d'être entendu. Pas par quelque chose de proche, mais par une conscience lointaine, immense et attentive.
Ce n'était pas une attaque. C'était un écho. Un accusé de réception. Comme si, en criant dans la nuit, une étoile lointaine m'avait répondu en clignotant. La prise de conscience m'a frappé avec la violence d'un choc physique. Je n'avais pas brouillé le signal. Je n'avais pas posé de bombe fumigène. J'avais tiré une fusée de détresse en plein jour. J'avais envoyé une invitation. Et quelque chose, quelque part, venait de l'accepter.
La réponse n'a pas tardé.
Ce n'a pas été un son, ni une apparition. Ce fut une distorsion. Loin, au-dessus des voies magnétiques silencieuses, l'air lui-même a semblé trembler, comme l'asphalte surchauffé d'une route en plein été. Puis, le marbre noir du sol a commencé à onduler, ses reflets se tordant en spirales impossibles. La géométrie parfaite de la gare se liquéfiait.
Ce n'était pas une attaque des Agents. C'était le monde lui-même qui tombait malade. Une déchirure est apparue dans le vide, à une centaine de mètres de moi. Ce n'était pas une porte. C'était une blessure dans la trame du rêve. Une faille noire, crépitante, bordée de pixels qui se corrompaient et mouraient en temps réel. De l'autre côté, il n'y avait pas de décor. Juste un vide statique, un maelström de données pures et chaotiques.
Puis, de cette blessure, une silhouette a commencé à émerger.
Elle ne marchait pas. Elle s'extrudait. D'abord un angle, aigu comme une lame de rasoir. Puis un autre. C'était une forme sombre, instable, faite non pas de matière, mais d'anti-architecture. Là où mon esprit cherchait les lignes et les courbes, cette chose n'était que fractures et angles impossibles. Elle n'avait pas de visage, pas de membres définis, juste une forme humanoïde anguleuse, d'un noir si profond qu'elle semblait absorber la lumière du rêve.
Ce n'était pas un gardien. Ce n'était pas un programme conçu pour maintenir l'ordre. C'était un prédateur. Un Chasseur. Et il avait répondu à mon appel.
L'instinct a pris le dessus. J'ai lâché le canari, qui s'est dissous en poussière bleue, et j'ai fait la seule chose possible : j'ai couru.
Le Chasseur, entièrement sorti de sa faille, n'a pas couru. Il a glissé. Il traversa le hall à une allure impossible, effaçant la distance en bonds fulgurants, traçant derrière lui un sillage de pixels noirs qui se dissipaient dans l’air. Il n’était pas du rêve. Il était une corruption du rêve.
Toutes mes pensées se sont crispées en un seul cri silencieux. J'ai levé la main, me concentrant sur les arches de métal blanc au-dessus de nous. Je les ai tordues, les forçant à s'effondrer pour créer une barricade. Contre un Agent normal, cela aurait été un obstacle majeur. Le Chasseur n'a même pas ralenti. Il a traversé le maelström de métal qui s'écrasait comme si ce n'était qu'une projection de fumée. Mes tours de passe-passe habituels, mes manipulations de l'environnement, étaient inutiles. Il n'était pas soumis aux mêmes règles.
J'ai sprinté vers une volée d'escaliers, mon esprit cherchant désespérément une solution. Je ne pouvais pas le bloquer. Je ne pouvais pas le distancer. Il était plus rapide, plus puissant. Il n'était pas un gardien de prison. Il était un antivirus de niveau supérieur, et j'étais le virus.
La poursuite était un cauchemar de logique brisée. Je faisais fondre le sol derrière moi, il flottait au-dessus. Je créais des murs, il les traversait. Chaque solution que mon esprit pouvait concevoir était basée sur les règles de ce monde, des règles que mon adversaire ignorait complètement. J'étais un magicien qui affrontait un dieu. La partie était truquée. J'étais complètement et totalement dépassé.
Le moment de lucidité a frappé au milieu de la panique. Je ne pouvais pas gagner. Chaque seconde que je passais ici était une seconde de trop, une seconde de plus pour que cette chose m'analyse, me comprenne. La voix de Nomad a résonné dans ma tête, non plus comme un conseil, mais comme un mantra de survie : On récupère les données et on se tire.
J'ai cessé de courir. Je me suis arrêté net au milieu du hall, le Chasseur glissant vers moi comme une lame d'ombre. J'ai tourné le dos au rêve, à sa logique brisée et à son nouveau prédateur. J'ai fermé les yeux et j'ai tiré de toutes mes forces sur le fil invisible qui me reliait à mon corps, à ma chambre, à la réalité.
L'extraction aurait dû être instantanée. Elle ne l'a pas été. J'ai senti une résistance. Une pression mentale, froide et inquisitrice, qui s'enroulait autour de ma conscience, refusant de me laisser partir. Le Chasseur n'essayait pas de me tuer. Il essayait de me lire.
J'ai hurlé, un cri de pure volonté contre cette intrusion. Ce n'était plus une fuite, c'était un arrachement. Le monde de la gare s'est déformé dans un dernier spasme de violence, non pas en se brisant en pixels, mais en se repliant sur lui-même, comme une feuille de papier froissée autour de moi.
Puis, le choc. Je suis retombé dans mon corps avec la violence d'une chute.
J'ai ouvert les yeux dans un hoquet, l'air sifflant dans ma gorge. Mais cette fois, il n'y avait pas de tremblements, pas de sueur. Juste un froid glacial qui n'avait rien de physique. L'énergie positive, l'euphorie de la création, avait disparu. Elle n'avait pas été drainée ; elle avait été cautérisée, brûlée par le contact de cette chose.
Je me suis assis dans mon lit, le silence de ma chambre semblant soudainement fragile. J'ai porté une main à mon front. Je ne sentais rien, bien sûr, mais je savais qu'il y avait quelque chose. Une marque. Une cicatrice froide dans mon esprit, là où la conscience du Chasseur avait touché la mienne.
Et avec cette certitude, une autre, encore plus terrifiante, s'est installée. Il ne m'avait pas seulement vu. Il m'avait lu. Il connaissait ma signature, mon style, ma peur. Je n'étais plus un anonyme. J'étais une cible.
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