Chapitre 7 - La première île
Le réveil fut un choc silencieux. Pas une chute, pas un cri. Juste une brûlure froide qui s’insinuait dans les replis de mon esprit, la certitude d’avoir été touché par quelque chose d’ancien, de profondément hostile, et d’une indifférence absolue. L’euphorie de la veille, cette énergie créatrice qui nous avait portés, s’était évaporée. Ne restait qu’un silence glacial et une peur nouvelle, plus profonde. Une peur non pas de la douleur, mais de l’effacement.
Je me suis jeté sur mon ordinateur, les doigts gourds. Ils étaient déjà là, sur notre canal Discord, leurs avatars verts brillant comme des veilleuses dans le noir. Mais le canal était un désert. Un silence numérique aussi lourd que celui qui pesait dans ma chambre.
J’ai commencé à taper, ma voix virtuelle encore tremblante.
Architext : Il y a autre chose. Un nouveau programme.
Les indicateurs d’écriture sont apparus instantanément sous les noms de Clara et Nomad, trois petits points qui dansaient comme des électrocardiogrammes affolés.
Architext : Ce n’était pas un Agent. Il n’avait pas de visage de porcelaine. C’était… une fracture dans le décor. Noir, anguleux. Et rapide. Incroyablement rapide.
Les mots se bousculaient, insuffisants pour décrire la poursuite, ce sentiment d’impuissance totale.
Architext : Il n’obéit pas aux règles. Il ne contourne pas les obstacles, il les traverse. J’ai essayé de tordre l’architecture, de faire fondre le sol… Rien. C’était comme jeter des cailloux sur un tank. Il n’est pas dans le rêve. Il est une corruption du rêve.
Le silence qui a suivi mon rapport était plus assourdissant que n’importe quelle conversation. Nous avions passé des mois à apprendre les règles d’un jeu, et notre adversaire venait de renverser l’échiquier.
C’est Clara qui l’a brisé, sa question contournant la technique pour aller droit au cœur.
Clara_Urbs : Léo… comment tu te sens? Vraiment.
Physiquement, j’étais indemne. Mais mentalement… Comment décrire ce vide gelé?
Architext : Je ne sais pas. Froid. Et il y a autre chose. Une marque. Je ne peux pas la voir, mais je la sens. Dans ma tête. Comme une cicatrice invisible.
« Une cicatrice? » a tapé Nomad, son scepticisme habituel perçant à travers le texte. « Qu’est-ce que tu racontes? »
Avant que je puisse tenter de mettre des mots sur cette sensation abstraite, la voix de Malik a retenti dans mes écouteurs, tranchante, débarrassée de toute émotion. Il avait compris avant nous tous. « Ce n’est pas une cicatrice, Léo. C’est une signature. Un tag. »
J’ai froncé les sourcils. « Pensez-y, a continué Malik, son débit rapide et précis. Le Système nous a envoyé une unité spécialisée. Pas un simple antivirus, mais un outil d’analyse heuristique. Il ne t’a pas capturé, Léo. Il t’a scanné. »
Il a marqué une pause, laissant l’horreur de l’idée s’installer. « La sensation que tu décris, ce n’est pas le souvenir du contact. C’est une balise. Le Chasseur n’a pas seulement “vu” Léo. Il l’a marqué. Il a implanté une sorte de “traceur onirique”, une signature de données unique qui lui permettra de te retrouver, où que tu sois, quoi que tu fasses. Léo, tu n’es plus seulement un rebelle. Tu es devenu un phare. Mais pour l’ennemi. »
Le verdict est tombé, froid et logique, infiniment plus terrifiant que ma propre perception confuse. J’étais une cible. Pire, j’étais un danger pour eux. Chaque fois que je me connecterais au monde des rêves, j’attirerais le Chasseur. Et par extension, je les mettrais tous en danger.
Architext : Alors… c’est fini? Je ne peux plus… rêver?
La voix de Clara s’est faite douce, mais elle manquait d’assurance.
Clara_Urbs : Non, ne dis pas ça Léo. On va trouver une solution.
C’est Nomad qui a mis fin à ce fragile espoir. Son ton n’était plus paranoïaque. Il était devenu celui d’un survivant aguerri, froid et pragmatique.
Nomad_AFK : C’est fini, oui. La phase d’expérimentation est terminée. On a joué, on a perdu. On a attiré l’attention du grand méchant loup. Maintenant, on ne cherche plus à comprendre. On cherche à survivre.
Il a marqué une pause, le cliquetis de son clavier s’arrêtant net.
Nomad_AFK : On ne peut plus mener d’opérations offensives. On ne peut plus se permettre d’être découverts. On doit disparaître des radars. Complètement. On a besoin d’un bunker. D’un trou de souris si profond que même leur Chasseur ne pourra pas nous y trouver.
L’idée a fait son chemin dans nos esprits, non pas comme un plan stratégique, mais comme un besoin primaire, instinctif. Se cacher. Survivre. L’idée d’un « refuge », d’un sanctuaire onirique, venait de naître, non pas de l’espoir, mais de la nécessité absolue de fuir.
La conclusion de Nomad pesait sur nous, lourde et sans appel. Un bunker. Un refuge. L’idée était simple, mais sa mise en œuvre semblait impossible.
« Comment on fait ça? » ai-je demandé, ma voix à peine un murmure dans le micro. « Chaque fois qu’on crée quelque chose de cohérent, le Système nous repère. Chaque fois qu’on génère du chaos, on risque d’attirer le Chasseur. On est coincés. »
« Il doit y avoir un moyen… » a commencé Clara. « Un endroit où il ne pense pas à regarder. »
La conversation a tourné en rond, un débat stérile entre la prudence de Nomad et notre désir désespéré de trouver une issue. C’est Malik, resté silencieux jusque-là, qui a interrompu notre impasse avec une phrase qui a tout changé.
« On aborde le problème sous le mauvais angle. »
Tous les indicateurs d’écriture se sont tus.
« On cherche une solution “logique” à un problème de surveillance “logique”. C’est pour ça qu’on échoue, a-t-il expliqué. Le “chaos ordonné” de Léo en est la preuve parfaite : il a essayé de parler au Système dans son propre langage, et le Système l’a entendu cinq sur cinq. Il a fourni à leur IA les données parfaites pour qu’elle apprenne à nous reconnaître. Il a entraîné son propre prédateur. »
La vérité de ses mots m’a frappé comme une claque.
« Le Système traque la cohérence, a poursuivi Malik. Il traque le chaos intentionnel. Il est conçu pour analyser les structures et les anomalies, les signatures de données. Mais s’il y a une chose qu’un programme ne peut pas analyser, c’est ce qui n’a pas de structure. Ce qui n’est pas une donnée. »
« Et qu’est-ce qui n’est pas une donnée? » a demandé Nomad, méfiant.
« Une émotion pure. Un souvenir. Ce que les philosophes appellent les qualia. »
Le mot a flotté entre nous, étrange et incongru.
« Les qualia? » a répété Clara.
« L’expérience subjective, a précisé Malik. La sensation de la couleur rouge, la chaleur du soleil sur la peau, le goût du sel. Pas la description de ces choses, pas les longueurs d’onde ou les réactions chimiques, mais le ressenti brut. C’est quelque chose qu’une machine ne peut pas comprendre, parce que ce n’est pas de l’information objective, c’est de l’expérience subjective. Le Système est le summum de l’IA, un processeur de données pures. Il est donc aveugle aux
qualia. »
Sa théorie était d’une audace folle, mais elle scintillait d’une logique implacable.
« Notre seule chance, a-t-il conclu, est de créer quelque chose qui n’est ni ordre ni chaos. Une zone de pure subjectivité. Un souvenir si puissant, si personnel et si chargé d’émotion qu’il serait indétectable pour une machine qui ne pense qu’en termes de 0 et de 1. Ce serait notre angle mort. Une fréquence radio que le Système n’est pas programmé pour écouter. »
Un souvenir. Une émotion pure. L’idée était à la fois brillante et terrifiante. Comment construire quelque chose d’aussi impalpable?
« Et qui va jouer les poètes? » a ironisé Nomad. « Moi, mes souvenirs les plus forts sont liés à des situations où j’essayais de ne pas mourir. Pas sûr que ça fasse un refuge très accueillant. »
« Mon environnement mental est une architecture de données, a enchaîné Malik. Trop structuré. Trop logique. Je serais détecté immédiatement. »
Je n’ai rien dit. Mon propre échec avec le chaos ordonné parlait pour moi. Mon esprit était trop habitué à construire, à organiser. Il ne restait qu’une seule option. Tous les regards virtuels se sont tournés vers la même personne.
« Clara? » ai-je soufflé.
Sa réponse a mis un instant à venir. Je pouvais presque sentir son hésitation à travers l’écran. C’était une responsabilité immense. Devenir l’architecte de notre seul espoir, de notre sanctuaire.
« Je… je ne sais pas si je peux, » a-t-elle finalement tapé. « Créer quelque chose d’aussi intime… c’est comme se mettre à nu. »
« C’est pour ça que ça marchera, » ai-je répondu doucement. « C’est pour ça que ce doit être toi. »
Un autre silence, plus long cette fois. Puis, sa réponse est tombée, simple et déterminée.
Clara_Urbs : D’accord. Je vais essayer. J’ai une idée. Un souvenir.
Elle n’a pas eu besoin d’en dire plus. Nous avons tous compris que nous devions lui faire une confiance absolue. Elle a ajouté une dernière ligne, plus pour elle-même que pour nous.
Clara_Urbs : Le jardin de ma grand-mère. À Grand-Bassam. Pendant la saison des pluies.
Le monde a basculé. Fini le gris anthracite d’un serveur Discord, place au noir velouté de l’esprit de Clara. Elle s’endort, non pas avec un plan en tête, mais avec un sentiment.
Elle ne cherche pas à construire. Elle se souvient.
Elle commence par l’odeur. L’odeur de la terre rouge de Grand-Bassam, juste après une averse tropicale. Le pétrichor. Une odeur riche, lourde, pleine de vie et de promesses. Dans le vide de son rêve naissant, cette odeur est la première chose à exister. Elle est si puissante, si réelle, qu’elle en a presque le goût sur la langue.
Puis vient le son. Le son des gouttes de pluie, lourdes et chaudes, qui frappent les immenses feuilles d’un bananier. Pas un bruit de pluie agressif, mais une musique. Un ploc grave et doux, suivi du chuchotement de l’eau qui glisse le long des nervures vertes. Un rythme lent, apaisant, le battement de cœur de son enfance.
Avec le son et l’odeur, la vue commence à se tisser. Le vert luxuriant des feuilles, si intense qu’il en est presque fluorescent. Le rouge profond de la terre. Les hibiscus, les Lophira alata, irradient de couleurs vives, leurs pétales perlés de gouttes de pluie qui scintillent comme de minuscules joyaux. Ce n’est pas un tableau figé, mais une sensation qui se cristallise.
Et avec elle, le sentiment : la paix totale. La main d’enfant lovée dans celle de sa grand-mère, la chaleur rassurante, la douceur protectrice, et cette certitude absolue que rien ne pouvait l’atteindre dans ce jardin.
Ce sentiment est le mortier qui lie tous les autres éléments.
Le jardin se matérialise autour d’elle, non pas comme une construction, mais comme une floraison. Les manguiers poussent, les orchidées s’ouvrent, une petite terrasse couverte apparaît, avec ses fauteuils en rotin usés. Ce n’est pas une copie parfaite. C’est une impression, une œuvre d’art tissée de pure émotion. Un sanctuaire né non pas de la logique, mais de l’amour. Une île de paix si profondément humaine qu’aucun programme ne pourrait jamais en comprendre la signification.
Le jardin de Clara était stable. Une bulle de paix parfaite, suspendue dans le chaos du monde des rêves. La pluie tombait toujours, une mélodie douce et constante. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentait en sécurité. Mais elle était seule.
Elle s’est assise dans un des fauteuils en rotin, fermant les yeux. Elle ne cherchait pas à envoyer un signal, un flash de lumière ou un code. La théorie de Malik était claire : toute création intentionnelle et logique était une alarme. Elle devait utiliser une autre méthode.
Elle s’est concentrée sur le sentiment qui l’habitait. La paix. La sécurité. Elle a pensé à moi, à ma solitude cynique. À Malik, à sa tension intellectuelle permanente. À Nomad, à sa peur constante d’être chassé. Et elle a souhaité, de tout son être, partager ce sentiment avec nous.
Ce ne fut pas une pensée, mais une offrande. Un acte de contagion émotionnelle. Elle a pris la tranquillité du jardin, la chaleur du souvenir, et elle l’a projetée vers l’extérieur, non pas comme un cri, mais comme une main tendue dans le noir. Un appel silencieux, fait de pure émotion, une invitation à la rejoindre dans son havre.
Je dérivais dans le vide froid de mon propre sommeil, luttant pour rester lucide, quand je l’ai senti. Ce n’était pas un son, ni une image. C’était une sensation. Une vague de chaleur, une promesse de sécurité qui a traversé le néant pour venir me toucher. C’était l’appel de Clara. Sans réfléchir, je me suis laissé porter par ce courant, comme un nageur qui se laisse ramener vers le rivage.
Le monde a pris forme autour de moi. L’odeur de la terre mouillée, le son de la pluie sur de larges feuilles. J’ai ouvert les yeux. J’étais debout, à l’orée d’un jardin luxuriant. Clara m’attendait sur la terrasse, un sourire tranquille aux lèvres. J’ai avancé, le pied s’enfonçant dans l’herbe humide… et l’anomalie est apparue.
Sous un grand manguier, un vieil établi en bois, marqué de taches de peinture et de vernis — l’établi de mon grand-père — s’était matérialisé. Si tangible que j’aurais pu le toucher. Il est resté là, solide, une seconde, puis s’est dissous en une lueur douce, effacé par l’herbe mouillée.
Je levai les yeux vers Clara, encore sous le choc. Avant qu’elle ne puisse parler, une rafale chaude et sèche a balayé le jardin, agitant les larges feuilles de bananier. Elle portait avec elle l’odeur du sable et de la pierre chauffée par le soleil, une senteur étrangère à ce paysage tropical. Nomad a surgi près de nous, aussi déconcerté que moi.
Puis Malik est apparu, près d’un hibiscus écarlate. À son arrivée, les nervures de la fleur se sont réorganisées un instant en une fractale parfaite et complexe avant de reprendre leur forme naturelle.
Nous nous sommes regardés tous les quatre, au milieu de ce jardin qui n’appartenait plus seulement à Clara. Le vent du désert de Nomad soufflait encore doucement, les fractales de Malik semblaient vibrer sur les feuilles de l’hibiscus, et l’odeur de la sciure de mon propre souvenir flottait dans l’air. Nous étions stupéfaits, et un peu effrayés.
C’est Malik qui a mis des mots sur l’impossible, sa voix n’étant plus celle du technicien, mais celle d’un homme face à une découverte qui dépasse l’entendement. « Ce n’est pas ton jardin, Clara. Plus maintenant. »
« Qu’est-ce que tu veux dire? » a-t-elle murmuré, en regardant autour d’elle comme si elle voyait son propre souvenir pour la première fois.
« Ton appel… ton invitation émotionnelle, elle était si puissante, si pure, qu’elle a fait plus que nous attirer. Elle a créé un pont. Une connexion. Et nos esprits… nos inconscients personnels… ils fuient. Ils débordent. »
Il a montré mon établi fantôme, puis le vent du désert. « Nous ne sommes pas de simples visiteurs dans un monde extérieur. Ce n’est pas la Matrice. C’est… c’est un océan. Un substrat psychique partagé, une sorte d’inconscient collectif où tout se mélange. »
La révélation nous a frappés avec la force d’une vague. Nous n’étions pas des prisonniers dans des cellules individuelles. Nous étions tous dans la même mer, séparés seulement par de fragiles cloisons de conscience. Le sanctuaire de Clara, en nous connectant si profondément, avait fait tomber ces barrières.
J’ai regardé mes amis, mes compagnons d’infortune. Leurs avatars oniriques semblaient plus réels, plus solides que jamais. Nous avions cherché un abri, un bunker pour nous cacher. Mais nous venions de créer quelque chose de bien plus important. La première île. La première rive au milieu de cet océan infini. Une terre ferme où nous pouvions tous nous tenir ensemble. Pour le meilleur, et pour le pire.
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