Chapitre 7 - La première île

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Le réveil a été une chute sans fin. Pas de cri, pas de sursaut. Juste une sensation de froid intense et la certitude d'avoir été touché par quelque chose d'ancien et de profondément hostile. L'énergie positive de la veille avait été balayée, remplacée par le silence et la peur.

Je me suis jeté sur mon ordinateur. Ils étaient déjà là, sur le Discord, leurs avatars verts indiquant une présence, mais le canal était un désert de silence. J'ai commencé à taper, mes doigts rigides, ma voix virtuelle encore tremblante.

> Architext: Il y a quelque chose d'autre. Un nouveau programme.

Les indicateurs d'écriture sont apparus instantanément sous les noms de Clara et Nomad.

> Architext: Ce n'était pas un Agent. Il n'avait pas de visage de porcelaine. Il était... une fracture dans le décor. Noir, anguleux. Et rapide. Incroyablement rapide.

J'ai essayé de décrire la poursuite, le sentiment d'impuissance totale.

> Architext: Il n'obéit pas aux règles. Il ne contourne pas les obstacles, il les traverse. J'ai essayé de tordre l'architecture, de faire fondre le sol... Rien. C'était comme jeter des cailloux sur un tank. Il n'est pas dans le rêve. Il est une corruption du rêve.

Le silence qui a suivi mon rapport était plus lourd que n'importe quelle conversation que nous avions eue. Nous avions appris les règles d'un jeu, et notre adversaire venait de renverser l'échiquier.

C'est Clara qui a brisé le silence, sa voix empreinte d'une inquiétude palpable. > Clara_Urbs: Léo... comment tu te sens ? Vraiment.

Je ne savais pas quoi répondre. Physiquement, j'allais bien. Mais mentalement... > Architext: Je ne sais pas. Je me sens... froid. Et il y a autre chose. Une marque. Je ne peux pas la voir, mais je la sens. Dans ma tête. Comme une cicatrice froide.

> Nomad_AFK: Une cicatrice ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Avant que je puisse essayer de décrire cette sensation abstraite, la voix de Malik a retenti, tranchante, débarrassée de toute émotion. Il avait compris avant tout le monde. > M4L1K: Ce n'est pas une cicatrice. C'est une signature. Un tag.

J'ai froncé les sourcils, ne comprenant pas. > M4L1K: Pensez-y. Le système nous a envoyé une unité spécialisée. Un antivirus. Il ne t'a pas capturé, Léo. Il t'a scanné. La sensation que tu décris, ce n'est pas le souvenir du contact. C'est une balise.

La théorie de Malik, froide et logique, était infiniment plus terrifiante que ma propre perception confuse.

> M4L1K: Le Chasseur n'a pas seulement "vu" Léo. Il l'a marqué. Il a implanté une sorte de "traceur onirique", une signature de données unique qui lui permettra de le retrouver, où qu'il soit, quoi qu'il fasse. Léo, tu n'es plus seulement un rebelle. Tu es devenu un phare. Mais pour l'ennemi.

La conclusion de Malik est tombée comme un verdict. Un silence de mort s'est installé sur le canal. J'étais une cible. Pire, j'étais un danger pour eux. Chaque fois que je me connecterais au monde des rêves, j'attirerais le Chasseur. Et par extension, je les mettrais tous en danger.

> Architext: Alors... c'est fini ? Je ne peux plus... rêver ?

> Clara_Urbs: Non, ne dis pas ça Léo. On va trouver une solution.

Mais sa voix manquait d'assurance. La réalité était écrasante. C'est Nomad qui a pris la parole. Son ton n'était plus paranoïaque. Il était devenu celui d'un survivant aguerri, froid et pragmatique.

> Nomad_AFK: C'est fini, oui. La phase d'expérimentation est terminée. On a joué, on a perdu. On a attiré l'attention du grand méchant loup. Maintenant, on ne cherche plus à comprendre. On cherche à survivre.

Il a marqué une pause. > Nomad_AFK: On ne peut plus mener d'opérations offensives. On ne peut plus se permettre d'être découverts. On doit disparaître des radars. Complètement. On a besoin d'un bunker. D'un trou de souris si profond que même leur Chasseur ne pourra pas nous y trouver.

L'idée a fait son chemin dans nos esprits, non pas comme un plan stratégique, mais comme un besoin primaire, instinctif. Se cacher. Survivre. L'idée d'un "refuge", d'un sanctuaire onirique, venait de naître, non pas de l'espoir, mais de la nécessité absolue de fuir.

La conclusion de Nomad a pesé sur nous, lourde et sans appel. Un bunker. Un refuge. L'idée était simple, mais sa mise en œuvre semblait impossible.

> Architext: Comment on fait ça ? Chaque fois qu'on crée quelque chose de cohérent, le système nous repère. Chaque fois qu'on génère du chaos, on risque d'appeler le Chasseur. On est coincés.

> Clara_Urbs: Il doit y avoir un moyen... Un endroit où il ne pense pas à regarder.

La conversation a tourné en rond pendant de longues minutes, un débat stérile entre la prudence de Nomad et nos désirs de trouver une solution. C'est Malik, resté silencieux jusque-là, qui a interrompu notre impasse avec une phrase qui a tout changé.

> M4L1K: On aborde le problème sous le mauvais angle. On cherche une solution « logique » à un problème de surveillance « logique ». C'est pour ça qu'on échoue. Le chaos « ordonné » de Léo en est la preuve parfaite : il a essayé de parler au système dans son propre langage, et le système l'a entendu cinq sur cinq.

Il a marqué une pause, laissant son idée s'installer.

> M4L1K: Le système traque la cohérence. Il traque le chaos intentionnel. Il est conçu pour analyser les structures et les anomalies. Mais s'il y a une chose qu'un programme ne peut pas analyser, c'est ce qui n'a pas de structure. Ce qui n'est pas une donnée.

> Architext: Et qu'est-ce qui n'est pas une donnée ?

> M4L1K: Une émotion pure. Un souvenir.

Sa théorie était d'une audace folle.

> M4L1K: Notre seule chance est de créer quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre. Une zone de pure subjectivité. Un souvenir si puissant, si personnel et si chargé d'émotion qu'il serait indétectable pour un système qui ne pense qu'en termes de 0 et de 1. Ce serait notre angle mort. Une fréquence radio que le système n'est pas programmé pour écouter.

La théorie de Malik est restée en suspens dans le silence du canal. Un souvenir. Une émotion pure. L'idée était à la fois brillante et terrifiante. Comment construire quelque chose d'aussi impalpable ?

> Nomad_AFK: Et qui va jouer les poètes ? Moi, mes souvenirs les plus forts sont liés à des situations où j'essayais de ne pas mourir. Pas sûr que ça fasse un refuge très accueillant.

> M4L1K: Mon environnement mental est une architecture de données. Trop structuré. Trop logique. Je serais détecté immédiatement.

Je n'ai rien dit, mais ils n'en avaient pas besoin. Mon propre échec avec le "chaos ordonné" parlait pour moi. Mon esprit était trop habitué à construire, à organiser. Il ne restait qu'une seule option. Tous les regards virtuels se sont tournés vers la même personne.

> Architext: Clara ?

Sa réponse a mis un instant à venir. Je pouvais presque sentir son hésitation à travers l'écran. C'était une responsabilité immense. Devenir l'architecte de notre seul espoir, de notre sanctuaire.

> Clara_Urbs: Je... je ne sais pas si je peux. Créer quelque chose d'aussi intime... c'est comme se mettre à nu.

> Architext: C'est pour ça que ça marchera. C'est pour ça que ce doit être toi.

Un autre silence, plus long cette fois. Puis, sa réponse est tombée, simple et déterminée. > Clara_Urbs: D'accord. Je vais essayer. J'ai une idée. Un souvenir.

Elle n'a pas eu besoin d'en dire plus. Nous avons tous compris que nous devions lui faire confiance. Elle a ajouté une dernière ligne, plus pour elle-même que pour nous. > Clara_Urbs: Le jardin de ma grand-mère. À Grand-Bassam. Pendant la saison des pluies.

Le récit bascule. Il n'est plus dans le gris anthracite d'un serveur Discord, mais dans le noir velouté de l'esprit de Clara. Elle s'endort, non pas avec un plan en tête, mais avec un sentiment.

Elle ne cherche pas à construire. Elle se souvient.

Elle commence par l'odeur. L'odeur de la terre rouge de Grand-Bassam, juste après une averse tropicale. Une odeur riche, lourde, pleine de vie et de promesses. Dans le vide de son rêve naissant, cette odeur est la première chose à exister. Elle est si puissante, si réelle, qu'elle en a presque le goût sur la langue.

Puis vient le son. Le son des gouttes de pluie, lourdes et chaudes, qui frappent les immenses feuilles d'un bananier. Pas un bruit de pluie agressif, mais une musique. Un ploc grave et doux, suivi du chuchotement de l'eau qui glisse le long des nervures vertes. Un rythme lent, apaisant, le battement de cœur de son enfance.

Avec le son et l'odeur, la vue commence à se tisser. Le vert luxuriant des feuilles, si intense qu'il en est presque fluorescent. Le rouge profond de la terre. Les hibiscus irradiaient de couleurs vives, leurs pétales perlés de rosée qui scintillait comme de minuscules joyaux. Ce n’était pas un tableau figé, mais une sensation qui se cristallisait.
Et avec elle, le sentiment : la paix totale. La main d’enfant lovée dans celle de sa grand-mère, la chaleur rassurante, la douceur protectrice, et cette certitude absolue que rien ne pouvait l’atteindre dans ce jardin.

Ce sentiment est le mortier qui lie tous les autres éléments.

Le jardin se matérialise autour d'elle, non pas comme une construction, mais comme une floraison. Les manguiers poussent, les orchidées s'ouvrent, une petite terrasse couverte apparaît, avec ses fauteuils en rotin usés. Ce n'est pas une copie parfaite. C'est une impression, une œuvre d'art tissée de pure émotion. Un sanctuaire né non pas de la logique, mais de l'amour. Une île de paix si profondément humaine qu'aucun programme ne pourrait jamais en comprendre la signification.

Le jardin de Clara était stable. Une bulle de paix parfaite, suspendue dans le chaos du monde des rêves. La pluie tombait toujours, une mélodie douce et constante. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentait en sécurité. Mais elle était seule.

Elle s'est assise dans un des fauteuils en rotin sur la terrasse couverte, fermant les yeux. Elle ne cherchait pas à envoyer un signal, un flash de lumière ou un code. La théorie de Malik était claire : toute création intentionnelle et logique était une alarme. Elle devait utiliser une autre méthode.

Elle s'est concentrée sur le sentiment qui l'habitait. La paix. La sécurité absolue du jardin de son enfance. Elle a pensé à Léo, à sa solitude cynique. À Malik, à sa tension intellectuelle permanente. À Nomad, à sa peur constante d'être chassé. Et elle a souhaité partager ce sentiment avec eux.

Ce ne fut pas une pensée, mais une offrande. Elle a pris la tranquillité du jardin, la chaleur du souvenir, et elle l'a projetée vers l'extérieur, non pas comme un cri, mais comme une main tendue dans le noir. Un appel silencieux, fait de pure émotion, une invitation à la rejoindre dans son havre de paix.

Je dérivais dans le vide froid de mon propre sommeil, luttant pour rester lucide, quand je l'ai senti. Ce n'était pas un son, ni une image. C'était une sensation. Une vague de chaleur, une promesse de sécurité qui a traversé le néant pour venir me toucher. C'était l'appel de Clara. Sans réfléchir, je me suis laissé porter par ce courant, comme un nageur qui se laisse ramener vers le rivage.

Le monde a pris forme autour de moi. L'odeur de la terre mouillée, le son de la pluie sur de larges feuilles. J'ai ouvert les yeux. J'étais debout, à l'orée d'un jardin luxuriant. Clara m’attendait sur la terrasse, un sourire tranquille aux lèvres. J’ai franchi l’herbe humide… et l’anomalie est apparue.
Sous un grand manguier, un vieil établi en bois, marqué de taches de peinture et de vernis — l’établi de mon grand-père — s’était matérialisé. Si tangible que j’aurais pu le toucher. Il resta là, solide, une seconde, puis se dissout en une lueur douce, effacée par l’herbe mouillée.
Je levai les yeux vers Clara, encore sous le choc. Avant qu’elle ne parle, une rafale chaude et sèche balaya le jardin, agitant les larges feuilles de bananier. Elle portait avec elle l’odeur du sable et de la pierre chauffée par le soleil, étrangère à ce paysage tropical. Nomad surgit près de nous, aussi déconcerté que moi.
Puis Malik apparut, près d’un hibiscus écarlate dont les nervures, à son arrivée, se réorganisèrent en une fractale parfaite avant de reprendre leur forme naturelle.

Pendant une seconde, elles n'ont plus suivi les lois de la botanique, mais celles de la géométrie sacrée, formant une fractale parfaite et complexe avant de reprendre leur apparence normale.

Nous nous sommes regardé tous les quatre, au milieu de ce jardin qui n'appartenait plus seulement à Clara. Le vent du désert de Nomad soufflait encore doucement, les fractales de Malik semblaient vibrer sur les feuilles de l'hibiscus, et l'odeur de la sciure de mon propre souvenir flottait dans l'air. Nous étions stupéfaits, et un peu effrayés.

C'est Malik qui a mis des mots sur l'impossible, sa voix n'étant plus celle du technicien, mais celle d'un homme face à une découverte qui dépasse l'entendement. — Ce n'est pas ton jardin, Clara. Plus maintenant.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? a-t-elle murmuré, en regardant autour d'elle comme si elle voyait son propre souvenir pour la première fois.

— Ton appel... ton invitation, elle était si puissante, si pure, qu'elle a fait plus que nous attirer. Elle a créé un pont. Une connexion. Et nos esprits... nos souvenirs... ils fuient. Ils débordent.

Il a montré mon établi fantôme, puis le vent du désert. — Nous ne sommes pas de simples visiteurs dans un monde extérieur. Ce n'est pas la Matrice. C'est... c'est un océan. Un océan psychique partagé, un inconscient collectif où tout se mélange.

La révélation nous a frappés avec la force d'une vague. Nous n'étions pas des prisonniers dans des cellules individuelles. Nous étions tous dans la même mer, séparés seulement par de fragiles cloisons de conscience. Le sanctuaire de Clara, en nous connectant si profondément, avait fait tomber ces barrières.

J'ai regardé mes amis, mes compagnons d'infortune. Leurs avatars oniriques semblaient plus réels, plus solides que jamais. Nous avions cherché un abri, un bunker pour nous cacher. Mais nous venions de créer quelque chose de bien plus important. La première île. La première terre ferme au milieu de cet océan infini. Une île où nous pouvions tous nous tenir ensemble. Pour le meilleur, et pour le pire.

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