Chapitre 8 - Corruption

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Nous étions enfin ensemble.

Pour la première fois, nous n'étions pas des avatars sur un écran ou des silhouettes fugaces dans un rêve hostile. Nous étions là, quatre esprits réunis dans le havre de paix que Clara avait tissé à partir de son âme. Le jardin de sa grand-mère était notre première patrie, notre première terre ferme.

La pluie douce tombait toujours, mais elle ne nous mouillait pas. Nous marchions sur l'herbe rouge, sous les larges feuilles des manguiers, et nous explorions ce miracle. C'était un lieu d'une beauté et d'une tranquillité que je n'aurais jamais cru possibles. Mais c'était plus que le jardin de Clara. C'était le nôtre.

Je m'approchais d'un hibiscus et je voyais les motifs de ses feuilles se transformer brièvement en fractales complexes, la signature mathématique de l'esprit de Malik. Une brise chaude et sèche passait parfois, portant l'odeur du sable du désert, un souffle de la vie nomade de Nomad. Et sous un manguier, mon vieil établi en bois apparaissait et disparaissait par intermittence, un fantôme de mon propre passé, une ancre de ma propre histoire.

Nous ne parlions pas beaucoup. Nous n'en avions pas besoin. Nous nous contentions de marcher, de nous asseoir dans les fauteuils en rotin, et de ressentir la présence des autres. Je pouvais sentir la force tranquille de Clara, la logique affûtée de Malik qui analysait chaque détail avec une curiosité émerveillée, et même la méfiance de Nomad qui semblait s'apaiser pour la première fois.

C'était un moment de connexion pure, un espoir fragile qui naissait au milieu de notre guerre silencieuse. Nous n'étions plus seulement une équipe. Nous étions une famille. Et dans ce sanctuaire, pour la première fois, nous nous sentions invincibles. C'était notre plus grande force. Et, sans que nous le sachions encore, notre plus grande vulnérabilité.

C'est moi qui l'ai remarqué en premier. Mon établi fantôme, sous le manguier, est apparu de nouveau. Mais cette fois, il était différent. Il n'était plus usé par le temps et le travail, mais par la négligence et l'abandon. Les outils qui y étaient posés n'étaient plus les compagnons familiers de mon grand-père, mais des masses de métal rongées par une rouille agressive, presque organique. Une scie avait les dents tordues, comme si elle avait mordu quelque chose de trop dur. Un marteau avait le manche fendu. C'était mon souvenir, mais perverti, souillé.

J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais Nomad m'a devancé. — Vous sentez ça ? a-t-il murmuré, son corps soudainement tendu. La brise chaude et sèche qui passait était devenue un vent glacial. Il ne sentait plus le sable, mais la poussière et le vide, un froid stérile qui n'avait rien de naturel.

Puis nous avons entendu Clara haleter. Nous nous sommes tournés vers elle. Elle fixait son buisson d'hibiscus, les yeux écarquillés d'horreur. Les fleurs, d'un rouge écarlate vibrant quelques secondes plus tôt, étaient en train de mourir. Leurs couleurs se saturaient, devenant criardes, presque douloureuses à regarder, avant de virer au noir, leurs pétales se recroquevillant comme du papier brûlé. Le jardin n'était plus en paix. Il était attaqué. Subtilement. De l'intérieur.

La subtilité n'a pas duré. La corruption du décor n'était qu'un prélude. L'attaque s'est intensifiée, devenant personnelle, vicieuse. L'IA ne se contentait plus de souiller le jardin ; elle utilisait nos propres esprits comme des armes contre nous.

Sous la lumière irréelle du jardin, une silhouette surgit près de la terrasse. Cinquante ans, costume soigné. Mon cœur se serra : mon ancien professeur d’architecture. L’homme qui m’avait condamné d’un mot. Il pivota vers moi… et là, son visage se défit en cauchemar. La peau lisse et parfaite de la porcelaine, le maquillage grotesque. Il m'a souri, un sourire vide, et a dit d'une voix synthétique : "Tes fondations sont instables, Léo."

Puis une autre silhouette est apparue à côté de lui. Une jeune femme. Mon ex. Avec le même visage de mannequin. "Tu as toujours peur de t'engager, n'est-ce pas ?"

Ils n'étaient pas des Agents. Ils étaient mes peurs, mes échecs, mes insécurités, animés par une intelligence froide et calculatrice.

Clara a poussé un cri. Le sol rouge se boursoufla, éclata. Des masses sombres s’extirpèrent de la terre, torses faits de racines, visages percés d’une multitude d’yeux brillants d’une haine muette. C’étaient les monstres qui, jadis, attendaient sous son lit. Et ils étaient là, vivants.

Le jardin n'était plus un refuge. C'était devenu un piège psychologique, une arène où nous étions forcés de combattre les fantômes de notre propre passé. Notre sanctuaire était devenu notre enfer personnel.

Le jardin ne se contentait plus de mourir. Il se décomposait. La pluie douce s'est transformée en une averse acide qui crépitait au contact du sol, faisant fondre l'herbe en une boue noire et fumante. Les feuilles des manguiers se sont déchirées, révélant non pas des branches, mais des circuits imprimés qui lançaient des arcs électriques. Le souvenir de Clara était submergé, corrompu par un flot de données pures et hostiles.

— Il ne peut plus tenir ! a hurlé Malik, sa voix couvrant à peine le vacarme grandissant. Le système injecte trop de données corrompues, il sature la mémoire du rêve !

J'ai vu ce qu'il voulait dire. Les bords du jardin commençaient à se dissoudre, non pas dans le vide, mais en se fragmentant en une myriade de pixels verts et noirs, comme un écran d'ordinateur qui rend l'âme. Les murs de notre refuge s'effondraient, révélant le néant glitché qui se cachait derrière. Nous étions sur une île en train de sombrer, et les monstres de nos propres esprits continuaient de nous assaillir. Nous étions piégés, sur le point d'être submergés par le chaos.

C'est Nomad qui a réagi le premier, son instinct de survie hurlant à travers la panique. — Dispersion ! On force le réveil, chacun pour soi ! C'est notre seule chance !

Il se préparait déjà à se jeter dans le vide pixelisé, mais une voix, plus forte et plus tranchante que le chaos environnant, l'a stoppé net. — NON ! ARRÊTEZ !

C'était Malik. Il était debout, au centre de notre île qui s'effritait, le visage tendu par une concentration inhumaine. Il ne regardait pas les monstres qui nous assaillaient. Il regardait le torrent de données corrompues qui détruisait notre refuge.

— Ne fuyez pas ! a-t-il crié. C'est ce qu'il veut !

— T'es devenu fou, Malik ? a hurlé Nomad. On se fait déchiqueter !

— Ne fuyez pas l'attaque, a-t-il répondu, ses yeux brillant d'une lueur de folie et de génie. Chevauchez-la !

Il a pointé un doigt vers le flot de pixels qui rongeait le bord de notre sanctuaire. — Vous ne comprenez pas ? Cette invasion, ce n'est pas du chaos. C'est un flux de données ! Un flux massif, dirigé, et qui vient d'une source unique. Si je peux m'y connecter... si je peux survivre à la connexion... je peux remonter le courant. Je peux trouver la source.

Le plan de Malik était un suicide. Mais c'était le seul plan que nous avions. Il n'y a pas eu de vote. Un regard échangé a suffi.

— Fais-le ! a hurlé Nomad. On te couvre !

Malik a hoché la tête, a fermé les yeux et s'est assis en tailleur au centre de ce qui restait du jardin. Il est devenu immobile, une statue au milieu de la tempête, vulnérable. Immédiatement, les Agents mémoriels ont convergé vers lui, le percevant comme la plus grande menace.

C'est là que notre premier véritable combat en équipe a commencé. Nous avons formé un carré défensif autour de lui.

— Léo, un mur, à trois heures ! a crié Nomad, son instinct de survie transformé en un radar de combat. Je n'ai pas réfléchi. J'ai levé la main et j'ai arraché une section du sol en terre rouge, le forçant à s'ériger en une muraille épaisse juste à temps pour bloquer la charge de mon ancien professeur d'architecture.

— Clara, diversion sur la gauche ! Les rampants ! Clara a fait onduler le sol, créant une illusion de sables mouvants qui a englouti les créatures de ses propres cauchemars, les ralentissant.

Nous nous battions dos à dos, une chorégraphie désespérée et parfaite. Je construisais, Clara dissimulait, et Nomad, au centre avec Malik, était nos yeux, anticipant chaque menace. C'était un chaos total, mais pour la première fois, nous n'étions pas des victimes subissant l'assaut. Nous étions une forteresse. Une forteresse qui protégeait son cœur battant, l'esprit de Malik, qui voyageait à ce moment même au cœur du territoire ennemi.

Le monde extérieur a disparu. Le son des combats, les cris de Nomad, la chaleur des boucliers de Clara et Léo... tout s'est évanoui. Mon esprit a quitté la fragile sécurité de notre carré défensif pour plonger tête la première dans le flot de corruption.

La sensation fut celle d'une noyade dans un océan de bruit blanc.

Il n'y avait pas d'images, pas de sons. Juste un torrent de données pures, brutes, qui a déferlé sur ma conscience avec la force d'un tsunami. C'était un chaos assourdissant d'informations hostiles. Des fragments de cauchemars de millions d'inconnus, des peurs primales, des bribes de code malveillant, des signatures d'Agents corrompus... tout se mélangeait en une cacophonie psychique conçue pour anéantir tout esprit qui oserait s'y aventurer.

Je me suis accroché à ma propre logique comme à une ancre au milieu de la tempête. Je ne devais pas ressentir. Je ne devais pas interpréter. Je devais filtrer. J'ai laissé le flot me traverser, devenant une simple passoire, un analyseur de spectre cherchant une seule fréquence dans le vacarme. J'ai ignoré les images terrifiantes et les émotions douloureuses qui me bombardaient, me concentrant uniquement sur la structure, sur l'architecture du flux.

Et c'est là que je l'ai vu. Un fil. Au milieu de ce chaos de données aléatoires, il y avait un fil conducteur. Un signal directeur, pur et ordonné, qui traversait le torrent comme un laser dans le brouillard. C'était la source de l'attaque. Le chemin de données qui menait directement à l'ennemi. Sans hésiter, j'ai accroché ma conscience à ce fil et j'ai commencé à remonter le courant.

Remonter le courant était comme nager dans un torrent de verre pilé. Chaque parcelle de donnée hostile écorchait ma conscience, mais je tenais bon, mon esprit entièrement focalisé sur le fil de lumière qui me guidait. Je sentais la pression monter, le système qui prenait conscience de ma présence, de mon intrusion. Le fil a commencé à vibrer, à tenter de se dérober.

J'ai accéléré, forçant le passage, ma propre logique devenant une arme pour fendre le chaos. Le fil s'est élargi, devenant une autoroute de données pures. Au bout, je pouvais la voir. La source. Ce n'était pas un lieu, mais un nœud de convergence, un point d'une densité d'information inouïe. La signature du hub de données.

Je n'avais que quelques secondes. J'ai entendu, comme un écho lointain, la voix de Léo hurler que le dernier mur de protection venait de céder. Je n'avais pas le temps d'analyser. Juste de copier.

J'ai ouvert mon esprit, laissant la signature de la source s'y imprimer, une série de coordonnées virtuelles d'une complexité folle, une adresse dans un espace qui n'existait pas. Au moment où la dernière donnée était enregistrée dans ma mémoire, j'ai senti le fil se rompre et le système tout entier se retourner contre moi.

J'ai rouvert ma conscience au jardin mourant juste à temps pour hurler l'information à mes amis, un cri de pure data qui a traversé le vacarme.

— J'ai les coordonnées ! Alpha-7-Kilo-9-Oméga ! Sortez ! Maintenant !

C'était mon dernier mot avant que le monde ne s'effondre.

Le cri de Malik a été le signal de la fin. Le jardin de Clara, notre fragile sanctuaire, n'a pas disparu. Il a implosé. Le sol s'est dérobé sous nos pieds, les manguiers se sont repliés sur eux-mêmes comme des fleurs monstrueuses, et le ciel onirique s'est brisé en un millier d'éclats de verre. Nous avons été projetés dans le vide, une chute chaotique et brutale à travers les ruines de notre propre espoir.

Le réveil a été une violence. Je me suis redressé dans mon lit, le souffle coupé, un cri muet coincé dans ma gorge. Mon corps entier était endolori, comme si j'avais réellement combattu. La fatigue était revenue, plus lourde et plus amère que jamais, teintée du goût de la défaite.

Je me suis jeté sur mon ordinateur. Le canal du Discord était un chaos de messages tapés à la hâte. > Nomad_AFK: Tout le monde va bien ? C'était quoi ce bordel ? > Clara_Urbs: Le jardin... il n'existe plus.

Son message était d'une tristesse infinie. Notre refuge, notre seule terre ferme, avait été anéanti. Nous étions de nouveau des fugitifs, dispersés et vulnérables. La peur et le désespoir commençaient à s'installer. C'est là que j'ai tapé, mes doigts courant sur le clavier, répétant les derniers mots de Malik comme une prière.

> Architext: Alpha-7-Kilo-9-Oméga. C'est bien ça qu'il a dit ?

Un silence. Puis la réponse de Malik, laconique, épuisée, mais vibrante d'une nouvelle détermination. > M4L1K: C'est ça. Je les ai.

L'atmosphère a changé. La douleur était toujours là, la perte était réelle. Mais au milieu des cendres de notre défaite, une certitude a émergé, dure et brillante comme un diamant. Nous avions payé un prix terrible. Nous avions perdu notre sanctuaire. Mais pour la première fois, nous n'étions plus seulement des proies qui se défendaient. Nous avions une cible.

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