Chapitre 8 - Comment nos peurs ont-elles pris vie?

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Pour la première fois, nous étions ensemble. Pas des avatars sur un écran, ni des silhouettes fugaces dans un cauchemar partagé, mais quatre esprits réunis dans le havre de paix que Clara avait tissé à partir de son âme. Le jardin de sa grand-mère. Notre première terre ferme.

Une pluie fine tombait sans nous mouiller, perlant sur les larges feuilles des manguiers comme des larmes de mercure. Je foulais l’herbe d’un rouge profond, la sensation si réelle que mon cerveau peinait à y croire.

« Fascinant », murmura Malik, à genoux près d’un parterre d’hibiscus. Il ne les admirait pas ; il les analysait. « La latence de rendu est quasi nulle, mais la persistance des objets personnels reste instable. Clara, ton subconscient agit comme un serveur dédié, mais nos projections individuelles sont des paquets de données intermittents. C’est un réseau P2P psychique. »

Clara sourit, une main posée sur le tronc d’un manguier. « Ce n’est pas un serveur, Malik. C’est une chanson. Ma grand-mère me la chantait. Le jardin se souvient de la mélodie, mais il a du mal à apprendre les vôtres. »

Pour prouver ses dires, je me concentrai sur l’espace vide sous le manguier. Mon vieil établi en bois, hérité de mon grand-père, vacilla jusqu’à l’existence. Il était là, tangible, l’odeur de la sciure et de la térébenthine flottant dans l’air. Puis il devint translucide, un fantôme de bois et de souvenirs, avant de disparaître. La chanson de Clara était forte, mais mon propre couplet était encore hésitant. Ce n’était pas seulement son jardin. C’était un récif de corail, bâti par son esprit sur les fonds marins d’un océan que nous partagions tous. Et quelque chose, je le sentais, commençait déjà à empoisonner l’eau.

« Jolies fleurs, Clara », lança Nomad, sa voix nous tirant de notre contemplation. Il se tenait à l’écart, les bras croisés, scannant l’horizon onirique. « Mais est-ce que quelqu’un a vérifié les issues de secours? »

Il joignit le geste à la parole. Méthodiquement, il exécuta une série de gestes qui me semblèrent étranges. Il regarda ses mains, paumes et dos, comptant ses doigts avec une concentration intense. Puis il se pinça le nez et tenta de respirer à travers. Un test de réalité. Une technique de base pour les rêveurs lucides, un moyen de distinguer le songe du réel.

« On est en territoire hostile, même quand il sent la lavande », ajouta-t-il. « Pas de complaisance. »

Sa prudence était une douche froide sur notre euphorie, mais elle était nécessaire. Nous étions des fugitifs dans un monde qui n’avait pas de règles, ou plutôt, des règles que nous commencions à peine à déchiffrer. La Science Onirique, comme Malik aimait l’appeler, n’en était qu’à ses balbutiements. Nous étions à la fois les physiciens et les rats de laboratoire de notre propre expérience.

« Il a raison », dit Malik en se relevant. « Nous devons établir des protocoles. Des points de ralliement, des signaux de détresse non verbaux. Et surtout, une ancre de cohésion. Un objet partagé qui peut stabiliser notre présence collective. »

Il se tourna vers Clara. « Quelque chose que tu peux créer, qui nous appartiendra à tous. »

Clara ne répondit pas avec des mots. Elle s’approcha d’un manguier et cueillit une feuille verte et tendre. Elle la tint entre ses paumes, ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, elle commença à plier.

Ses doigts dansaient. La feuille se pliait contre les lois de la physique, se transformant avec une précision mathématique qui aurait ravi Malik. Chaque pli était net, chaque angle parfait. C’était l’art ancestral de l’origami, mais accéléré, divinisé.

« Dans le pliage, il y a un peu de divin », murmura-t-elle, comme si elle avait lu dans mes pensées. « On donne une âme au kami… au papier. »

En quelques secondes, la feuille ne fut plus une feuille. C’était une grue. Une grue d’origami parfaite, dont les ailes de chlorophylle frémissaient d’une vie impossible. Clara la lança doucement en l’air. L’oiseau de papier ne tomba pas. Il battit des ailes et prit son envol, décrivant des cercles lents au-dessus de nos têtes. Un symbole de paix et d’espoir dans notre guerre silencieuse. Notre canari dans la mine de charbon de notre subconscient collectif.

C’est moi qui le vis en premier. Un frémissement presque imperceptible au bout de son aile gauche. Ce n’était pas le vent. C’était une aberration. Pendant une fraction de seconde, le vert vibrant de la feuille se désatura en un gris maladif, et le bord net de l’aile se pixellisa en un bloc de carrés disgracieux, comme une image corrompue sur un vieil écran. Un glitch.

« Vous avez vu? » demandai-je, la gorge sèche.

Avant que quiconque puisse répondre, la grue se figea en plein vol. Elle tomba comme une pierre, non pas sur l’herbe, mais à travers. Elle traversa le sol rouge comme s’il n’existait pas, disparaissant dans les profondeurs de notre fragile réalité.

Le silence qui suivit fut plus assourdissant que n’importe quelle alarme. Le canari était mort. Et nous étions piégés sous terre.

La corruption déferla. Ce ne fut plus un simple glitch, mais une réécriture hostile de notre réalité. Mon établi réapparut, mais perverti. Le bois était couvert d’une rouille organique qui semblait respirer. Les outils étaient tordus, brisés, comme s’ils avaient servi à démolir quelque chose au lieu de construire.

« L’odeur… » siffla Nomad. « Ça ne sent plus le sable. Ça sent l’ozone. Comme un circuit qui grille. »

Puis Clara poussa un cri étranglé. Les hibiscus qu’elle chérissait viraient au noir, leurs pétales se recroquevillant comme du papier passé au feu. Le jardin n’était plus attaqué. Il était assassiné.

L’attaque devint alors personnelle. L’IA ne se contentait plus de souiller le décor ; elle piratait nos esprits pour en extraire nos pires démons.

Une silhouette apparut près de la terrasse. Cinquante ans, costume impeccable. Mon cœur se serra. Mon ancien professeur d’architecture. L’homme qui avait brisé ma carrière d’un seul mot. Mais ce n’était pas lui. C’était une chose qui portait son visage comme un masque. La peau était lisse et sans pores comme de la porcelaine, le maquillage grotesque, les yeux vides. Il incarnait l’archétype du Juge, l’autorité castratrice tapie dans l’inconscient de chaque créateur.

Sa voix, quand il parla, était un fichier audio corrompu, un texte lu par une machine sans âme. « L’instabilité est une propriété inhérente à votre conception, Unité Léo. Instance : projet de fin d’études. Modèle de défaillance récurrent. »

Son corps se déforma, s’étirant et se compressant dans un effet de databending qui défiait la raison. À côté de lui, une autre figure se matérialisa. Mon ex. Le même visage de mannequin, la même peau de porcelaine. Le même vide.

« Tu as toujours peur de t’engager, n’est-ce pas? » dit la chose, sa voix un écho synthétique de la sienne.

Ils n’étaient pas des souvenirs. Ils étaient des archétypes universels, des armes psychologiques que l’IA avait « skinées » avec mes peurs personnelles pour un impact maximal.

Le sol près de Clara se boursoufla. Des masses sombres, faites de racines et de terre corrompue, s’extirpèrent en rampant. Des torses noueux, des visages percés d’une multitude d’yeux qui brillaient d’une haine muette. Les monstres de sous son lit. L’archétype de l’Ombre, la peur primale de l’inconnu tapie dans l’obscurité. Ils n’étaient pas faits de chair, mais de données corrompues, leurs formes oscillant entre l’horreur organique et des amas de pixels géométriques.

Le jardin implosa. La pluie devint une averse acide qui faisait fondre l’herbe en une boue de pixels morts. Le ciel se fissura comme un écran de verre, révélant derrière lui non pas le vide, mais un maelström de code vert et noir. Un kernel panic de la réalité.

« Le système sature! » hurla Malik, sa voix couvrant à peine le bruit blanc grandissant. « L’IA injecte trop de données parasites, la mémoire du rêve est en train de flancher! »

Notre île de réalité s’effritait, rongée par un océan de néant numérique.

C’est Nomad qui réagit le premier, son instinct de survie forgé dans mille zones de crise. « Dispersion! » cria-t-il, sa voix tranchant le chaos. « On force le réveil, chacun pour soi! C’est un protocole d’environnement hostile, notre seule chance! »

Il se préparait déjà à se jeter dans le vide pixelisé, mais une voix, plus forte encore, le stoppa net.

« NON! »

C’était Malik. Il se tenait au centre de notre refuge mourant, le visage illuminé par les éclairs du code qui dévorait notre monde. Il ne regardait pas les monstres. Il regardait la tempête.

« C’est un piège! » cria-t-il. « Ce n’est pas du chaos, c’est un déni de service distribué! Le flux est trop ordonné, trop directionnel. Si on se disperse, il nous élimine un par un. Mais si on reste groupés… »

« Groupés pour mourir ensemble? T’es devenu fou? » aboya Nomad.

Les yeux de Malik brillaient d’un éclat de génie et de folie pure. « Ne fuyez pas l’attaque », dit-il, un sourire étrange aux lèvres. « Chevauchez-la. »

Il pointa un doigt vers le torrent de données qui nous assiégeait. « Vous ne comprenez pas? Imaginez que ce torrent de données est une onde de probabilités, comme en physique quantique. C’est du chaos et une attaque ciblée en même temps, une

superposition d’états. Mon esprit peut agir comme un instrument de mesure. En m’y connectant, je force la

décohérence. Je peux faire s’effondrer l’onde en une seule particule : la signature de la source. »

Nomad le dévisagea, incrédule. « Tu veux dire que tu vas… penser très fort pour que le monstre nous dise d’où il vient? »

« En quelque sorte », répondit Malik. « Je vais devenir la question à laquelle le chaos est obligé de répondre. Mais j’ai besoin de temps. Et de silence. Un silence absolu dans mon esprit. »

Le plan était un suicide. Mais c’était le seul que nous avions. Il n’y eut pas de vote. Un regard échangé entre nous quatre suffit.

« Fais-le! » hurla Nomad, son pragmatisme de soldat l’emportant sur son incrédulité. « On te couvre! »

Malik hocha la tête, s’assit en tailleur au milieu des ruines et ferma les yeux. Il devint une statue au cœur de la tempête, totalement vulnérable.

Immédiatement, toutes les horreurs convergèrent vers lui, le percevant comme le cœur de notre résistance. C’est là que notre premier véritable combat en équipe commença. Nous n’étions plus quatre individus. Nous étions un système intégré, une forteresse vivante protégeant son processeur central.

Nomad devint notre système d’exploitation, sa voix un flux de commandes claires et précises. « Léo, mur de soutènement, azimut 270! L’archétype du prof! »

Je ne réfléchis pas. Je plongeai mes mains dans le sol mourant et en arrachai une muraille de terre rouge et de code brut, la dressant juste à temps pour bloquer la charge de mon démon personnel. Le choc fit trembler notre île.

« Clara, protocole de saturation sensorielle sur les rampants! Maintenant! »

Clara ne créa pas une barrière. Elle lança une contre-offensive psychique. Elle tissa une illusion, non pas de peur, mais d’une paix et d’un amour si purs, si absolus, que les monstres de l’Ombre s’arrêtèrent, confus. Leurs yeux haineux clignèrent, leur agressivité neutralisée par une émotion qu’ils n’étaient pas programmés pour comprendre. C’était une application thérapeutique du rêve lucide, une façon de désarmer un cauchemar de l’intérieur.

Nous nous battions dos à dos, une chorégraphie désespérée et parfaite. Je fournissais la stabilité matérielle, pliant la géométrie du rêve en boucliers impossibles, des origamis de défense qui se déployaient et se repliaient. Clara assurait la sécurité logicielle, lançant des contre-mesures qui attaquaient la logique même de nos assaillants. Et Nomad, au centre, gérait les ressources, priorisait les menaces, s’assurant que chaque composant de notre forteresse fonctionnait en parfaite harmonie. Nous tenions. Mais la pression était insoutenable. Le dernier mur que j’avais érigé commença à se fissurer, des lignes de pixels morts s’étendant sur sa surface.

« Malik! » hurlai-je. « On ne tiendra pas éternellement! »

Le monde extérieur avait disparu. Le son des combats, les cris de Nomad, la tension psychique de Clara… tout s’était évanoui. Mon esprit avait quitté la fragile sécurité de notre carré défensif pour plonger tête la première dans le flot de corruption.

La sensation fut celle d’une noyade dans un océan de bruit blanc. Un tsunami de données brutes, de peurs primales, de fragments de cauchemars de millions d’inconnus, le tout mélangé en une cacophonie psychique conçue pour anéantir toute conscience.

Je ne devais pas ressentir. Je devais filtrer. Je laissai le flot me traverser, ma logique devenant un tamis cherchant une seule fréquence dans le vacarme. J’ignorai les images de terreur et les vagues de désespoir, me concentrant uniquement sur l’architecture du flux.

Et là, je le vis. Un fil. Un signal directeur, pur et ordonné, traversant le chaos comme un laser dans le brouillard. La source. Le chemin de données menant à l’ennemi.

J’accrochai ma conscience à ce fil et commençai à remonter le courant. C’était comme nager dans un torrent de verre pilé. Le système sentit mon intrusion. Le fil se mit à vibrer, tentant de m’éjecter. J’accélérai, fendant le chaos, ma propre volonté devenant un bélier.

Au bout, je la vis. Pas un lieu, mais un nœud de convergence, un point d’une densité d’information inouïe. La signature du hub.

J’entendis l’écho lointain de Léo hurlant que le dernier mur venait de céder. Je n’avais pas le temps d’analyser. Juste de copier. J’ouvris mon esprit, laissant la signature de la source s’y imprimer, une série de coordonnées virtuelles d’une complexité folle. Une adresse dans un espace qui n’existait pas.

Au moment où la dernière donnée était enregistrée, le système tout entier se retourna contre moi. Je rouvris ma conscience au jardin mourant juste à temps pour hurler l’information à mes amis, un cri de pure data qui transperça le vacarme.

« J’ai les coordonnées! Alpha-7-Kilo-9-Oméga! Sortez! Maintenant! »

Le cri de Malik fut le signal de la fin. Le jardin n’implosa pas. Il fut effacé. Le sol se déroba, le ciel se brisa, et nous fûmes projetés dans le vide, une chute brutale à travers les ruines de notre propre espoir.

Le réveil fut une violence pure. Une déchirure. La sensation d’être arraché à un corps pour être brutalement réinséré dans un autre. Je me redressai dans mon lit, le souffle coupé, un cri muet coincé dans ma gorge. Mon corps était endolori, chaque muscle hurlant comme après un combat réel. Une fatigue amère, teintée du goût de la défaite, m’écrasait. Un contrecoup psychique, le prix à payer pour avoir trop tiré sur les fils de la réalité.

Je me jetai sur mon ordinateur. Le canal Discord était déjà en ébullition.

> Nomad_AFK: Statut? Tout le monde est entier? C'était un putain de carnage. On a perdu notre seule base.

Le message de Nomad était sec, professionnel, mais je pouvais sentir la fureur qui vibrait derrière les mots.

> Clara_Urbs: Le jardin... Il a disparu. La chanson s'est arrêtée.

Son message était d’une tristesse infinie. Notre refuge, un fragment de son âme, avait été annihilé. Nous étions de nouveau des fugitifs.

La peur et le désespoir commençaient à s’installer. C’est là que je tapai, mes doigts courant sur le clavier, répétant les derniers mots de Malik comme une prière.

> Architext: On l'a perdue, oui. Mais on a eu ce qu'on voulait. Malik? Tu as bien dit Alpha-7-Kilo-9-Oméga?

Un silence pesa sur le canal. Une, deux, trois secondes qui durèrent une éternité. Puis, la réponse de Malik apparut. Laconique. Épuisée. Mais vibrante d’une nouvelle détermination.

> M4L1K: C'est ça. Je les ai. Ils ont détruit notre refuge. En échange, je leur ai pris leur adresse.

L’atmosphère changea. La douleur était toujours là, la perte était réelle. Mais au milieu des cendres de notre défaite, une certitude émergea, dure et brillante comme un diamant. Nous avions payé un prix terrible. Mais pour la première fois, nous n’étions plus seulement des proies.

Nous avions une cible.

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