Chapitre 9 - Le casse du siècle

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Le silence sur le Discord a duré. Pas pour cause de deuil, non, pas cette fois. C'était un silence de cathédrale, celui d'une concentration pure. On avait perdu une partie de nous-mêmes. Il y avait encore cette cicatrice béante, la peur et le chagrin comme des ombres persistantes. Mais une nouvelle énergie s'était levée en nous, froide et sans appel, celle de la préparation. On n’était plus des rescapés. On était des opérateurs, des chirurgiens de la réalité.

Malik a créé un nouveau canal : #op-infiltrate. Plus de pseudonymes, plus de noms d'utilisateurs. Juste des sigles. M4L1K, Clara_Urbs, Nomad_AFK. Et moi, Architext. J'ai senti mes doigts se contracter sur la table. C'était la première fois que je me sentais à la fois aussi fragile et aussi puissant.

"Bien. Tout le monde est là. Inutile de revenir sur ce que nous avons perdu," a posté Malik. "Parlons de ce que nous avons gagné."

Le fichier est apparu comme une flèche tirée dans le silence du canal. C'était une modélisation 3D, une structure de lumière et de géométrie pure qui tournait lentement sur elle-même. Un cube de cristal noir, flottant dans un vide de données. Un "hub", un centre de traitement onirique.

"Voici notre cible. Le hub d'où provenait l'attaque. Ne pensez pas à ça comme un bâtiment. C'est un serveur. Il traite la 'matière-rêve' comme un processeur traite des informations."

Il a superposé des calques d'analyse sur la modélisation. Des zones rouges ont pulsé, des lignes de lumière ont commencé à patrouiller.

"Les murs extérieurs sont des pare-feux psychiques. Toute tentative de les forcer déclenchera une alarme. À l'intérieur, ces lignes de lumière qui patrouillent sont des sentinelles. Des programmes de surveillance qui traquent toute anomalie de cohérence."

Nomad a fait un bruit de bouche, un truc qui ressemblait à un rire forcé. "Super. On sonne à la porte? C'est le genre de forteresse où même la mouche à l'intérieur est plus ordonnée que ma chambre."

"Il a une âme, Léo a raison," a glissé Clara. "C'est un monstre parfait."

Malik a lâché une bombe. "C'est là que j'atteins mes limites." Sa confession, rare et directe, a coupé court à toute ironie. "Je peux voir l'architecture logique. Je peux prédire les trajectoires des sentinelles. Mais je ne vois pas de porte. Le système est parfait, hermétique. Mais il est logique. Et la logique, c'est votre domaine, Léo, Clara. Je peux vous donner les plans. Mais c'est à vous, les créatifs, de dessiner une porte là où il n'y en a pas."

La pression était palpable. Le défi de Malik flottait dans le silence. C'était absurde. Il nous donnait les plans d'une prison parfaite et nous demandait d'y dessiner une sortie. Je me suis penché sur le plan 3D, laissant la structure tourner, m'imprégnant de sa logique froide. Mon cerveau, cet architecte du chaos, a commencé à chercher une faille. Non pas une erreur, mais une 'logique' qu'elle n'aurait pas prévue.

"On ne doit pas casser l'architecture," ai-je tapé. "On doit la compléter. Ce hub est un système logique, tu l'as dit. La perfection a une faille : elle ne prévoit pas l'imprévu qui suit ses propres règles." Une idée qui m'est venue en pensant à Ethan, mon frère dans le monde réel, qui passait ses soirées à trouver des failles dans les codes parfaits. Un échec de la mission serait aussi un échec personnel. L'enjeu technique et l'enjeu existentiel étaient intimement liés.

"Je ne vais pas essayer de faire un trou dans le mur. Je vais lui proposer une 'mise à jour'. Une anomalie si cohérente qu'elle en devient invisible."

Clara a immédiatement saisi le potentiel de mon idée et l'a portée à un autre niveau, ce qui était sa marque de fabrique.

"Et pendant que tu joues les architectes fantômes," a-t-elle écrit, "je peux leur donner autre chose à regarder. Une diversion."

Nomad : "J'aime bien ce mot."

"Je vais créer une anomalie, mais à l'opposé de notre point d'entrée. Pas quelque chose de gros. Quelque chose de petit, mais de très complexe. Une fleur impossible qui change de couleur en suivant une suite de nombres premiers. Les sentinelles sont programmées pour traquer l'incohérence. Je vais leur donner une incohérence si fascinante, si mathématiquement belle, qu'elle va monopoliser une partie de leur attention. Je serai le magicien qui agite un foulard coloré dans la main gauche, pendant que Léo crochète la serrure avec la main droite."

Le plan était là. Une double approche, mêlant la furtivité et la diversion. L'architecte et l'illusionniste.

Puis, c'est Nomad qui a repris la parole. Son ton n'était plus celui du paranoïaque, mais celui du professionnel qui définit les règles d'engagement. "OK. Le plan est bon. Mais une fois à l'intérieur, c'est mon terrain. Règle numéro un : silence radio absolu. Pas un mot. Pas une pensée formulée." Il a marqué une pause. "Le système analyse la cohérence, et rien n'est plus cohérent qu'une conversation."

Clara a posé la question que tout le monde se posait. "Mais comment on communique s'il y a un problème?"

"On ne communique pas avec des mots," a répondu Nomad. "On communique avec des émotions. On a prouvé qu'on pouvait le faire. Si tout va bien, vous projetez le calme. Si vous voyez une menace, vous projetez un sentiment de danger pur, une alerte glaciale. Si vous avez atteint l'objectif, un sentiment de satisfaction. Simple. Primal. Indétectable."

Son plan était brillant dans sa simplicité. Il utilisait notre connexion, notre plus grande vulnérabilité, pour en faire notre outil de communication le plus sûr.

"Règle numéro deux," a-t-il poursuivi. "S'il y a un problème, un seul, on ne discute pas. On ne cherche pas de solution. On se tire. Je donnerai le signal d'extraction : une vague de peur panique pure. Si vous sentez ça, vous lâchez tout et vous forcez le réveil. Sans discussion."

Nous avons tous validé. Le plan était complet. La stratégie, la tactique, les protocoles de communication et d'urgence. C'était, de loin, notre mission la plus complexe, la plus dangereuse. Mais c'était aussi la première où nous nous sentions véritablement comme une unité d'élite, prête à s'enfoncer au cœur du territoire ennemi.

Nous nous sommes retrouvés aux abords du hub. Ce n'était pas un bâtiment, mais une absence de matière, un cube de cristal noir parfaitement lisse qui flottait dans un vide où tourbillonnaient lentement des fragments de données. Il n'y avait pas de porte, pas de jointure, pas de faille. C'était une surface absolue, une forteresse de pure logique.

J'ai senti une vague de concentration émaner de Malik. Son image mentale a projeté une carte translucide devant nous, superposée à notre vision.

M4L1K: (par pensée) Point d'entrée optimal : la face nord. Moins de sentinelles. Clara, ta diversion. Maintenant.

L'air a vibré. Loin, sur la face opposée du cube, une lumière a commencé à naître. Une fleur impossible, aux pétales faits de pure lumière, a éclos lentement, ses couleurs changeant en une séquence hypnotique qui suivait la logique d'une suite de nombres premiers. Immédiatement, deux des lignes lumineuses qui patrouillaient à l'intérieur du cube ont changé de trajectoire, glissant vers l'anomalie pour l'analyser.

M4L1K: (par pensée) Fenêtre de tir ouverte. Léo, à toi.

Mon cœur battait la chamade, une sensation que je n'avais jamais ressentie dans un rêve. J'ai respiré, et je me suis approché de la paroi noire. Je n'ai pas essayé de la forcer. Je l'ai observée, j'ai analysé sa structure, sa géométrie parfaite. Puis, j'ai fait ce que j'avais décrit. J'ai projeté dans mon esprit le plan d'une porte, non pas une porte étrangère, mais une porte qui aurait pu, qui aurait dû être là. Une porte de service, avec les mêmes matériaux, les mêmes angles, la même finition que le reste du hub. J'ai présenté au système non pas une agression, mais une suggestion. Une mise à jour.

Pendant une seconde, rien ne s'est passé. J'ai retenu mon souffle. Puis, la surface noire a semblé onduler. Sans un bruit, les lignes d'une porte se sont dessinées dans le cristal, et elle a pivoté vers l'intérieur, révélant un couloir de lumière blanche.

Nomad_AFK: (par pensée, un sentiment de pure admiration) Propre.

Nous nous sommes engouffrés dans la brèche. Derrière nous, la porte s'est refermée, ne laissant aucune trace de notre passage. Nous étions à l'intérieur.

Le silence était total. Nous avancions dans des couloirs dont les murs semblaient faits de lumière solide. Le protocole de Nomad était enclenché. Pas un mot. Juste des émotions.

Je sentais le calme concentré de Malik, qui nous guidait mentalement à travers le labyrinthe en projetant des flèches discrètes sur le sol devant nous.

Le chemin était une succession de défis logiques et de victoires silencieuses. Devant, un torrent de données, ressemblant à une rivière de chiffres incandescents, barrait le passage. Le toucher aurait signifié une corruption instantanée de notre conscience. J'ai senti une vague de danger glacial émaner de Nomad. Il nous a fait signe de nous plaquer contre un mur. Une sentinelle, une sphère de lumière aveuglante, a glissé silencieusement à l'endroit où nous nous trouvions quelques secondes plus tôt.

Une fois la sentinelle passée, nous étions face à la rivière de données. C'est là que Clara est intervenue. J'ai senti une vague de créativité ludique venant d'elle. Devant nous, une illusion s'est formée : un pont de cristal, identique à l'architecture du hub, s'est matérialisé au-dessus du torrent. C'était un leurre, une simple image, mais assez pour tromper les capteurs passifs du système. Nous avons traversé, non pas sur le pont, mais en flottant juste à côté, nos pieds ne touchant jamais la surface.

Nous avons continué ainsi, une chorégraphie silencieuse et parfaite. Malik guidait. Nomad détectait. Clara masquait. Et moi, je remodelais. Un mur trop haut? Je créais une volée de marches qui semblait avoir toujours été là. Une porte verrouillée? Je persuadais la serrure qu'elle était ouverte. Nous étions quatre fantômes dans la machine, quatre spécialistes exécutant le casse parfait.

Après ce qui a semblé une éternité, j'ai senti une nouvelle émotion, venant de Malik cette fois. Un sentiment de satisfaction pure, net et précis. Il nous a projeté une image mentale : droit devant, au bout du couloir, se trouvait une immense salle circulaire. Au centre, baignant dans une douce lumière, reposait le noyau de données. L'objectif. C'était trop facile. Beaucoup trop facile.

Nous avons franchi le seuil de la salle circulaire. Le silence ici était différent. Ce n'était pas un vide, mais une plénitude, comme si l'air lui-même était saturé d'informations pures. La salle était une sphère parfaite, dont les murs étaient une mosaïque de circuits lumineux qui pulsaient d'une lueur douce et constante. C'était un espace d'une beauté mathématique absolue, un sanctuaire de pure logique.

Au centre exact de la pièce, flottant à un mètre du sol, se trouvait le noyau. Un cristal à la géométrie complexe, qui semblait contenir des galaxies entières. Des flux de données, comme des aurores boréales miniatures, coulaient de sa surface pour aller nourrir les circuits sur les murs. C'était le cœur battant du système.

Et il n'y avait personne. Pas de sentinelles. Pas de Chasseurs. Pas de gardes.

J'ai senti une vague de méfiance glaciale émaner de Nomad. Il avait raison. C'était un piège. Un piège évident, grossier. Mais l'objectif était là, à portée de main, pulsant d'une promesse de réponses. Reculer était impossible. Le silence pesait, chaque seconde qui passait semblant étirer la tension à son point de rupture.

M4L1K: (par pensée, une froide détermination) Je sais. Mais on n'est pas venus jusqu'ici pour admirer l'architecture.

Sans un mot de plus, il s'est avancé vers le cristal lumineux. Clara et moi nous sommes placés en couverture, scrutant les murs pour la moindre réaction, tandis que Nomad restait en retrait, ses sens en alerte maximale, prêt à donner le signal d'extraction.

Malik s'est arrêté devant le noyau. Il n'a pas tendu la main. Il a fermé les yeux, et j'ai senti sa concentration devenir un laser, une pointe de pure logique qui cherchait à pénétrer la structure de données du cristal. C'était un hack mental, une tentative de "télécharger" le contenu par la seule force de sa volonté.

Pendant un instant, le cristal a semblé réagir. Sa lumière a augmenté d'intensité, et les flux de données qui parcouraient les murs ont accéléré leur pulsation. J'ai cru que ça marchait.

Puis j'ai senti une nouvelle vague d'émotion venant de Malik. Ce n'était pas de la satisfaction. C'était de la confusion, suivie d'une horreur glaciale.

M4L1K: (par pensée, sa voix virtuelle empreinte d'une panique froide) Sortez! C'est un leurre!

Il a reculé d'un pas, les yeux grands ouverts. "Les données... elles sont vides. C'est une boucle. La même séquence répétée à l'infini. Ce n'est pas un hub de données. C'est un pot de miel. Un honeypot."

Le mot de Malik a agi comme un détonateur. Au moment précis où il a crié que c'était un piège, l'architecture du hub a commencé à se transformer. Un grondement sourd, la plainte d'une structure qui se réécrit elle-même, a rempli le silence.

J'ai pivoté vers le couloir par lequel nous étions entrés. Il n'existait plus. Les murs de lumière solide se repliaient sur eux-mêmes, se soudant dans un sifflement de données compressées. Les passages que j'avais créés, les portes que j'avais persuadées d'exister, tout se refermait, effacé de la réalité du rêve comme une ligne de code supprimée.

Les murs de la salle circulaire ont perdu leur translucidité. La mosaïque de circuits lumineux s'est éteinte, remplacée par une surface noire, opaque et absolue. Les issues avaient disparu. La magnifique cathédrale de données s'était transformée en une boîte. Une souricière. Nous étions enfermés.

Un dernier son a retenti : un clic sec, comme celui d'un interrupteur. La douce lumière du noyau central s'est éteinte, nous plongeant dans une obscurité totale et désorientante. Le silence est revenu, mais ce n'était plus un silence de logique pure. C'était un silence de prédateur. Un silence de mort.

Nomad_AFK: (par pensée, sa voix n'étant plus qu'un murmure de pure terreur) Oh non...

Puis, dans l'obscurité, des formes ont commencé à se matérialiser. Pas une. Pas deux. Des dizaines. Tout autour de nous, le long des murs de notre prison circulaire, des silhouettes sombres et anguleuses s'extirpaient du néant. Des fractures dans le noir, des formes d'anti-architecture qui se solidifiaient lentement.

Des Chasseurs.

Ils ne nous attaquaient pas. Ils ne bougeaient pas. Ils se contentaient d'apparaître, formant un cercle parfait autour de nous. Une garde d'honneur pour notre exécution. Le chapitre s'est achevé sur cette certitude glaciale. Nous n'étions pas seulement piégés. Nous étions encerclés. Et il n'y avait aucune issue.

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