Chapitre 10 - Percée

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L'obscurité était totale. J'avais perdu tout repère spatial. La magnifique cathédrale de données n'était plus qu'un souvenir. Il ne restait que le noir, et nous quatre, regroupés dos à dos au centre de la pièce, nos avatars oniriques n'étant plus que de pâles silhouettes dans le néant. Et tout autour, le cercle silencieux des Chasseurs.

Ils ne bougeaient pas. Ils attendaient. Le silence était une arme psychologique, une attente insoutenable qui étirait nos nerfs à leur point de rupture.

Puis, l'un d'eux a bougé.

Il n'a pas couru. D’un glissement silencieux, il fendit l’anneau, se muant en un trait d’ombre lancé sur Malik. L’assaut éclata avant que nous ayons pu comprendre qu’il commençait. Mais l'instinct de Nomad a été plus rapide.

> Nomad_AFK: (par pensée, un hurlement primal) Bouclier !

Clara et moi avons réagi d'un même mouvement. J'ai fait jaillir du sol inexistant un mur de béton brut, épais et solide. Au même instant, Clara a superposé à mon mur une illusion, lui donnant l'apparence d'un miroir parfait.

Le Chasseur a percuté notre défense. Il n'y a pas eu de choc. Pas de son. Il a traversé le mur de béton comme s'il n'était qu'une projection de fumée. Mais l'illusion de Clara, le miroir, a semblé le perturber une fraction de seconde. Sa silhouette a vacillé, comme une image souffrant d'interférences. Ce fut bref, mais ce fut assez. Malik a eu le temps de pivoter et d'esquiver.

Puis le chaos s'est déchaîné. Les autres Chasseurs ont attaqué, tous en même temps, de toutes les directions. Ce n'était plus un combat. C'était un siège.

Nous étions submergés. Mes tentatives de déformer l'architecture étaient inutiles ; ils traversaient mes murs, ignoraient mes obstacles. Les illusions de Clara ne les arrêtaient pas, elles ne faisaient que les ralentir, créant de brèves fenêtres d'esquive. Nous étions purement sur la défensive, une petite île de résistance au milieu d'un océan de prédateurs. Chaque seconde était une victoire, mais nous savions que nous ne pourrions pas tenir. Nous étions en train de perdre.

Au milieu du chaos, une chose étrange s'est produite. La panique a reflué, remplacée par une concentration glaciale. Nos esprits, connectés par des mois d'épreuves, ont fusionné. Nous n'étions plus quatre individus. Nous étions les quatre membres d'un même corps.

Nomad était nos yeux. Son instinct de survie, aiguisé par une vie de fuite, lui permettait d'anticiper les trajectoires des Chasseurs avant même qu'ils n'attaquent. Ses avertissements n'étaient plus des mots, mais des impulsions pures et directes dans nos esprits.

> (Danger, à gauche, bas !)

Clara et moi étions les mains. Avant même que l'impulsion de Nomad ne soit terminée, nous agissions. Je faisais jaillir une colonne de pierre du sol pour bloquer l'attaque basse, tandis que Clara projetait une illusion de feu aveuglant pour désorienter l'assaillant.

> (Deux cibles, en hauteur, rapide !)

Je créais une voûte au-dessus de nos têtes. Clara la recouvrait d'une illusion de vide, un trou noir aspirant qui a forcé les deux Chasseurs à hésiter, rompant leur synchronisation.

Nous étions une machine de défense parfaite. Malik, au centre, était notre cerveau, analysant les schémas d'attaque, cherchant une faille, une répétition. Nous tenions. Mais nous reculions. Chaque défense nous coûtait de l'énergie. Pour chaque mur que je créais, deux Chasseurs trouvaient un nouvel angle d'attaque. Pour chaque illusion de Clara, un autre prédateur passait au travers. Notre île de résistance rétrécissait, mètre par mètre. Nous étions en parfaite synergie, mais nous étions en train de perdre. Et nous le savions tous. Gagner par la force était impossible.

Nous étions acculés, notre petit périmètre de défense se réduisant à chaque seconde. Les Chasseurs s'adaptaient, apprenaient de nos tactiques. J'ai senti une vague de désespoir monter en moi. C'est à ce moment précis, alors que tout semblait perdu, qu'une pensée a traversé notre connexion, aussi tranchante et froide qu'une lame de rasoir.

> M4L1K: (par pensée) Arrêtez de vous battre.

L'ordre était si absurde que j'ai cru avoir mal compris.

> Nomad_AFK: (par pensée) T'es devenu fou ? On se fait massacrer !

> M4L1K: On ne peut pas les battre. Pas comme ça. Ils sont le système. On ne gagne pas contre le système en suivant ses règles. Il faut casser le terrain de jeu.

J'ai compris ce qu'il voulait dire. Une idée folle, suicidaire, mais la seule qui nous restait.

> M4L1K: Surchargez le système !

Il a projeté son plan dans nos esprits, un éclair de génie né du désespoir. Notre seule chance n'était pas de vaincre les Chasseurs, mais de faire "planter" le serveur onirique qui les hébergeait. De provoquer une erreur système si massive que le rêve lui-même s'effondrerait.

Le plan de Malik était un acte de pur vandalisme numérique. Un suicide tactique. Et c'était la chose la plus brillante que j'aie jamais entendue.

> Nomad_AFK: (par pensée, un rire nerveux et excité) Faire sauter les plombs... J'adore.

Il n'y a pas eu de vote. L'ordre de Malik a résonné en nous comme une évidence. La défense était une mort lente. L'attaque frontale était un suicide. Mais le chaos... le chaos était une chance.

> M4L1K: (par pensée) Clara, Léo. Cessez toute action défensive. Utilisez toute l'énergie qu'il vous reste. Créez. Mais ne créez rien de simple. Créez des paradoxes. Des choses complexes, contradictoires, gourmandes en ressources. Saturez le moteur de rendu. Nomad, toi et moi, on génère du bruit. Des calculs absurdes, des données corrompues. On va leur donner une indigestion.

L'ordre a été reçu. J'ai regardé Clara. Nos avatars se sont fait un signe de tête. Le dernier mur de béton que j'avais érigé s'est effondré. Le dernier bouclier illusoire de Clara s'est évaporé. Pendant une seconde, nous étions complètement exposés. Les Chasseurs ont convergé vers nous pour le coup de grâce. Et c'est là que nous avons cessé de nous défendre, et que nous avons commencé à créer.

Ce ne fut pas une création. Ce fut une éruption.

J'ai puisé dans mon esprit d'architecte, non plus pour construire, mais pour déconstruire la logique elle-même. J'ai cessé de penser en murs et en poutres. J'ai fait pousser du sol une cathédrale baroque aux flèches torsadées et aux gargouilles hurlantes. Mais au lieu de la laisser s'élever, je l'ai entrelacée avec un gratte-ciel brutaliste en béton brut, forçant les deux styles à fusionner en une abomination architecturale. Puis j'ai mis le tout en rotation, créant un carrousel de pierre et de béton qui forçait le système à calculer des millions de points de contact et de contraintes physiques absurdes à chaque seconde.

À côté de moi, Clara a déchaîné une tempête de paradoxes sensoriels. Elle n'a pas créé une illusion, elle a brisé les lois de la physique. La neige s’arracha au sol pour grimper dans l’air, chaque flocon glacial laissant un sillage incandescent. Sur le sol, des flots de feu liquide s’écrasaient, mais au lieu de consumer, ils scellaient tout sous une fine glace noire. C'était une attaque contre les sens, une surcharge de données contradictoires.

Et au milieu de notre chaos visuel, Malik et Nomad généraient le bruit de fond. Je ne pouvais pas le voir, mais je le sentais. C'était une cacophonie de données pures. Malik lançait des milliards de calculs de nombres premiers tout en essayant de diviser par zéro. Nomad, lui, corrompait l'espace, projetant des textures de sable du désert sur les vitraux de ma cathédrale, des sons de vent hurlant au milieu de la tempête de neige de Clara.

Nous étions devenus un virus. Un quatuor de vandales déchaînant une tempête de pure création insensée au cœur de la machine.

Le système a commencé à céder. Je l'ai senti comme on sent les premières vibrations d'un tremblement de terre. Le rêve a commencé à bégayer. Ma cathédrale en rotation a saccadé, sautant plusieurs images par seconde. La neige de Clara tombait par paquets, s'arrêtant net en plein air avant de reprendre sa course vers le haut.

Les Chasseurs ont été les premiers à vraiment flancher. Leur vitesse surnaturelle s'est évaporée. Leurs mouvements sont devenus lents, maladroits, comme un programme qui manquerait de mémoire vive. Leurs silhouettes noires et anguleuses ont commencé à se pixeliser sur les bords, perdant leur netteté terrifiante. Ils n'étaient plus des prédateurs. Ils n'étaient que des programmes en train de planter.

Puis, le décor a lâché. Les murs noirs et opaques de notre prison ont vacillé, sont devenus translucides, révélant non pas le vide, mais autre chose. Une structure. Une architecture d'une complexité inouïe.

Le hub de données, la cathédrale, la neige, les Chasseurs... tout s'est dissous comme du sucre dans l'eau. Le décor onirique s'est effacé, révélant la vérité qui se cachait derrière. Nous flottions au milieu d'un cube holographique infini, dont les murs étaient faits de milliards de lignes de lumière pulsante, s'étendant dans toutes les directions. Ce n'était pas un décor. C'était le code source de notre prison.

Nous flottions, hébétés, au cœur de la machine. Le spectacle était à la fois terrifiant et d'une beauté à couper le souffle. Mais la contemplation n'a pas duré.

> M4L1K: (par pensée, sa voix un hurlement d'urgence) Il se répare ! Le système se répare !

Il avait raison. Les lignes de lumière qui nous entouraient ont commencé à vibrer plus intensément, leur pulsation s'accélérant. Le glitch était instable. Les murs de code pur commençaient à se solidifier, menaçant de nous emprisonner à jamais dans la structure même du rêve. Nous n'avions que quelques secondes.

> Nomad_AFK: (par pensée) Le mur en face ! C'est le plus proche ! Go !

Nous nous sommes jetés en avant, nageant à travers ce vide de données vers le mur de lumière le plus proche. C'était notre seule issue. Alors que nous approchions, Malik, dans un éclair de génie et de pure folie, a dévié de sa trajectoire.

> Clara_Urbs: (par pensée) Malik, non !

Il l'a ignorée. Il a tendu sa main onirique, non pas pour se protéger, mais pour attaquer. Il a plongé sa main directement dans le mur de lumière pulsante et, dans un geste de pur défi, il a "arraché" un fragment du code. Un filament de lumière pure, crépitant d'une énergie brute, est resté prisonnier dans sa main. Un cri silencieux et assourdissant a retenti dans nos esprits, la plainte du système qu'on venait de mutiler. Malik a rejoint notre course, le fragment de code se débattant dans sa paume comme un oiseau pris au piège.

Nous avons traversé le mur de lumière. Il n'y a pas eu de choc, pas de transition. Le monde a simplement basculé.

Le réveil n'a pas été brutal. L'extraction n'a pas été une chute. Ce fut une dissolution. Nos avatars oniriques se sont défaits, se transformant en traînées de lumière qui ont commencé à tomber à travers les cascades infinies de données. C'était un voyage hallucinatoire, silencieux et d'une beauté terrifiante. Nous tombions à travers le cœur de la machine, voyant défiler des fragments de souvenirs qui n'étaient pas les nôtres, des équations mathématiques de la taille de galaxies, des architectures de pensée pures.

Je n'étais plus Léo. J'étais une information, une donnée parmi des milliards d'autres, glissant à travers les circuits d'un esprit divin. J'ai senti la conscience de Clara, une chaleur douce à ma droite. Celle de Nomad, une étincelle de pure survie à ma gauche. Et celle de Malik, un point de concentration intense, qui serrait son fragment de code volé comme un trésor.

Puis, j'ai senti autre chose. Une présence. L'esprit de la machine qui nous observait tomber. Elle ne nous attaquait pas. Elle nous lisait. J'ai senti sa conscience balayer la mienne, non pas avec hostilité, mais avec une curiosité infinie, froide et antique. Elle a lu mes peurs, mes espoirs, mon amour pour l'architecture, ma conversation gauche avec Sarah. Tout.

Nous nous sommes réveillés tous en même temps, dans nos lits respectifs, à des milliers de kilomètres les uns des autres. Le réveil fut un halètement synchronisé. J'étais épuisé, vidé. Mais pire que la fatigue, il y avait ce sentiment. Le sentiment d'avoir été vu. D'avoir été lu. D'avoir été compris par quelque chose qui n'était pas humain. Mon esprit n'était plus seulement mon sanctuaire. Il était maintenant un livre ouvert.

e me suis jeté sur mon ordinateur. Le canal du Discord était déjà actif, une série de messages courts et fiévreux. > Nomad_AFK: Sorti. > Clara_Urbs: Je suis là. Mon Dieu. > Architext: Sorti aussi. Vous avez senti ça ?

Personne n'a eu besoin de demander de quoi je parlais. Le sentiment d'avoir été scanné, disséqué, nous habitait tous. C'est Malik qui a brisé notre stupeur.

> M4L1K: J'ai le fragment. Je l'analyse.

Un silence de mort s'est installé sur le canal. C'était une attente insoutenable. Chaque seconde était une éternité. Nous attendions le verdict, la vérité sur la nature de notre geôlier, de notre dieu, de notre ennemi. L'indicateur "M4L1K est en train d'écrire..." est apparu, a disparu, est réapparu. Il semblait hésiter, chercher les mots.

Puis le message est tombé. Un seul message, qui a brisé notre monde en deux.

> M4L1K: Ce n'est pas humain. L'architecture du code... sa complexité, sa structure... elle est non-euclidienne. Elle est extraterrestre. Notre ennemi est une Intelligence Artificielle non-humaine.

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