Chapitre 11 - L'Ennemi avait notre visage
La discussion faisait rage sur le canal sécurisé, un assaut d'arguments où la peur brute se drapait dans le jargon de la science. Ce n'était plus une simple conversation, mais une bataille d'hypothèses, une tentative désespérée de plaquer un modèle intelligible sur une menace qui, par nature, défiait l'entendement.
Malik, imperturbable, menait l'offensive logique. Il s'opposait à toute tentative d'anthropomorphiser l'entité, de la réduire à un simple « prédateur ». Sa voix virtuelle, calme et mesurée, déroulait les axiomes d'une théorie aussi brillante que controversée. « Il faut cesser de projeter nos schémas darwiniens », son message s'afficha, net et précis. « Nous ne sommes pas face à un chasseur. Nous sommes face à un système. Appliquons la Théorie de l'Information Intégrée. »
Il développa son propos, postulant que l'entité était une conscience à l'échelle planétaire, dotée d'une valeur « Phi » – une mesure de l'information intégrée – si astronomiquement élevée qu'elle nous était inconcevable. Selon lui, elle n'était pas malveillante. Elle était un système immunitaire.
« Nos incursions lucides sont perçues comme une anomalie, un agent pathogène », continua-t-il. « Nous sommes l'antigène, le "non-soi". La "Grande Fatigue" n'est pas une attaque, c'est une réponse immunitaire. Une tentative de neutraliser ce qu'elle perçoit comme une cellule cancéreuse. La solution n'est pas de se cacher, mais de communiquer. De nous requalifier de menace en symbiote. »
Depuis son bureau d'Abidjan, baigné par la lumière ocre du couchant, Clara opposa une fin de non-recevoir à cette abstraction. Elle était le pont entre la théorie et le réel, et le réel s'effondrait sous ses yeux. « Tes modèles sont élégants, Malik, mais ils n'aident pas mon chef de projet à rester éveillé. Les gens ne sont pas "neutralisés", ils s'éteignent. » Elle utilisa sa propre métaphore, puisée dans un domaine tout aussi complexe. « C'est un phénomène de décohérence quantique. L'esprit humain, c'est une superposition de potentiels : la créativité, l'humour, la spontanéité. La "Grande Fatigue" force la fonction d'onde à s'effondrer. Elle réduit les gens à un état unique, binaire : l'épuisement. C'est un drainage lent et absolu de ce qui nous rend vivants. »
Nomad, lui, balaya les deux théories d'un revers de main. Ses messages étaient des éclats de verre, courts, tranchants, imprégnés des symptômes d'un mal que personne ne voulait voir. Il ne théorisait pas ; il revivait une horreur passée.
Nomad_AFK: ON S'EN FOUT DE VOS CALCULS! Nomad_AFK: Elle sait où nous sommes. Elle nous voit. Nomad_AFK: On est des fourmis. Des putains de fourmis qui viennent de comprendre que le sol sur lequel elles marchent est la paume d'une main. Et vous voulez lui serrer la pince? Nomad_AFK: Il faut tout arrêter. TOUT. On se cache. On prie pour qu'elle nous oublie. C'était un cri d'hypervigilance, un plaidoyer pour l'évitement, la réponse archétypale d'un esprit traumatisé.
Léo, sous son pseudonyme d'Architext, se sentait pris en étau. Il voyait la beauté froide de la logique de Malik, sentait la vérité viscérale des observations de Clara, mais butait sur la terreur de Nomad, qu'il jugeait irrationnelle. Une erreur de diagnostic qui allait leur coûter cher.
Le débat s'accéléra, les messages se superposant dans une cacophonie numérique. Malik, s'appuyant sur des protocoles de communication en environnement hostile, tenta de raisonner Nomad, de le traiter comme un acteur rationnel, oubliant qu'un esprit en état de siège n'obéit plus aux règles de la logique.
M4L1K: @Nomad_AFK Ta réaction est un détournement de l'amygdale classique. Si nous appliquons les protocoles de la Convention de Barcelone pour un contact hostile... [15] Nomad_AFK: DES PROTOCOLES? Ce n'est pas une négociation, Malik! On ne négocie pas avec un tsunami! Clara_Urbs: Il a raison, Malik. Mon collègue vient de s'endormir pour la troisième fois de la semaine en pleine réunion. On n'a plus le temps pour les théories. Architext: Et fuir où, Nomad? C'est dans nos têtes! Tu peux changer de chambre d'hôtel tous les soirs, ça ne changera rien. La seule sortie, c'est d'avancer. Ensemble.
Le silence se fit pendant une poignée de secondes. Puis, la réponse de Nomad tomba, non comme une réflexion, mais comme un dernier spasme de terreur avant la rupture. Nomad_AFK: Je ne serai pas le complice de notre extinction. Son avatar, une simple icône verte, vira au gris. Déconnecté. Le vide qui s'ensuivit fut assourdissant. La fracture était consommée. Dans le silence du canal, un dernier message clignota, fragile et solitaire. Clara_Urbs: Nomad? Aucune réponse.
L'obscurité de la chambre d'hôtel anonyme, quelque part sur la côte Est américaine, lui sauta au visage. Le silence n'était rompu que par le vrombissement lointain d'une autoroute et le battement affolé de son propre cœur. Nomad arracha son casque, les mains tremblantes, et le jeta sur le lit défait. Il haletait, pris dans les serres d'une crise de panique qui lui glaçait le sang.
Le silence du casque fut aussitôt remplacé par les voix de son esprit. Des hallucinations auditives, des échos paranoïaques de ce qu'il imaginait qu'ils disaient de lui.
C'est de l'égoïsme, pensait-il entendre Clara dire. Il ne pense qu'à sa propre peur. Sa réaction est irrationnelle, analysait la voix froide de Malik. Il compromet la mission. Chaque accusation imaginaire était un coup de poing dans l'estomac.
La panique déclencha le flashback. Soudain, violent, total. Il n'était plus dans sa chambre d'hôtel, mais dans les ruines scintillantes d'un autre sanctuaire, un lieu qu'il avait découvert des années plus tôt, seul. Une bibliothèque de cristal, construite par une autre génération de rêveurs lucides. Mais les arches étaient brisées, les murs fissurés. Et aux tables de lecture, figés pour l'éternité, se trouvaient les avatars des créateurs. Ils n'étaient pas morts. C'était pire. Leurs corps astraux étaient corrompus, victimes d'un « pure glitch », une erreur système accidentelle et catastrophique. Leurs textures se déchiraient, leurs polygones vibraient dans une agonie silencieuse, leurs visages figés dans des masques de hurlements pixélisés. De chaque fissure dans le cristal s'échappait un murmure de données corrompues, le son de leurs consciences piégées dans une boucle de cauchemar infini. Ils avaient attiré l'attention de l'entité. Ils avaient été « crashés ».
Leur état n'était pas sans rappeler les descriptions cliniques du TSPT : des esprits fragmentés, piégés dans la répétition d'un instant d'horreur. Nomad ne craignait pas la mort. Il craignait cette damnation numérique, cet état d'erreur permanent.
La vision se dissipa, le laissant pantelant, le goût de la cendre dans la bouche. Sa décision était prise. Il ne les laisserait pas finir comme ça. Il se voyait non comme un traître, mais comme un sauveur, le seul adulte dans la pièce, celui qui devait arracher la bombe des mains des enfants avant qu'ils ne se fassent exploser. C'était une inversion tragique de la thérapie par le rêve lucide ; au lieu d'utiliser cet espace pour affronter la peur, il allait détruire l'espace pour, croyait-il, les sauver de la peur elle-même.
Il ouvrit son ordinateur, les mains désormais stables. Ses gestes étaient méthodiques, presque rituels. D'abord, la bibliothèque. Il ouvrit le canal #recherches. Les noms des fichiers défilèrent, chacun un coup de poignard : Notes_Ancres_Emotionnelles_Clara.txt, Analyse_Protocole_Canari_Malik.docx. C'était leur histoire, leur espoir, leur inconscient collectif numérisé. Il cliqua sur « Supprimer le canal ». La boîte de dialogue apparut.
Êtes-vous sûr? Il cliqua sur « Oui » avant que la culpabilité ne le paralyse. Ensuite, le sacrilège. Il ouvrit le fragment de code extraterrestre que Malik avait récupéré. L'architecture non-euclidienne, parfaite et incompréhensible, s'afficha. Dans un acte de vandalisme brutal, il posa ses paumes sur le clavier et martela des suites de caractères absurdes, une technique de corruption de données connue sous le nom de « databending ». Il inséra le chaos humain au cœur de la perfection alien, profanant le texte sacré jusqu'à le rendre illisible.
Enfin, le coup de grâce. Il coda à la hâte un bot de brouillage, un petit programme conçu pour perturber leurs communications futures, pour les isoler les uns des autres en créant un environnement de communication hostile.
Chaque clic était une trahison. Mais dans son esprit terrifié, chaque geste était un acte de protection.
Le lendemain, Léo se reconnecta. La tristesse du départ de Nomad pesait lourdement, mais elle était contrebalancée par une nouvelle détermination. Ils étaient meurtris, mais ils allaient se reconstruire. L'horreur fut instantanée. À l'instant où le serveur se chargea, ce fut le chaos. Des notifications d'erreur rouges clignotaient agressivement. Les messages dans le canal général se muaient en une bouillie de caractères illisibles, un effet rappelant le texte Zalgo, avant de s'effacer. Le canal
#recherches, leur mémoire, avait purement et simplement disparu. La tristesse s'évapora, remplacée par une colère froide et pure. Leur premier réflexe, unanime, fut une certitude glaciale. Architext: C'est elle. Elle nous a trouvés. Elle a attaqué le serveur. Clara tenta de répondre. Son message se corrompit en une ligne de bruit numérique. Clara_Urbs: *&^%$#@!*% Elle réessaya, sa phrase brève et pleine de défi. Clara_Urbs: Elle a peur. C'est la seule explication. M4L1K: L'offensive est lancée. Face à cette violation de leur dernier sanctuaire, la blessure laissée par Nomad était momentanément oubliée. Ils n'étaient plus trois survivants en deuil. Ils étaient de nouveau une unité, soudée par une cible commune. Une unité basée sur une erreur.
La voix de Malik coupa court à leur rage combative. M4L1K: Ne tirez pas de conclusions hâtives. Laissez-moi travailler. Son avatar resta silencieux une longue minute. Puis, il annonça qu'il déployait un outil de diagnostic. Un outil qu'il avait baptisé le « Canari d'Origami ». L'idée lui était venue d'une double inspiration. D'abord, la pratique des mineurs du XXe siècle qui emportaient des canaris au fond des mines. Ces oiseaux, plus sensibles aux gaz toxiques, servaient de système d'alerte précoce. S'ils s'arrêtaient de chanter, c'était le signal d'un danger mortel invisible. Ensuite, l'art japonais de l'origami, qui symbolise la patience, la précision et la transformation d'une simple feuille en une forme complexe et signifiante.
Son Canari était un script d'une grande élégance. Il ne scannait pas le serveur brutalement ; il se « dépliait » à travers son architecture, comparant chaque ligne de code à son état originel. Son « chant » était un journal de logs parfait. La moindre corruption, la moindre anomalie, créait une dissonance dans le chant, révélant la nature de la toxine. Il pouvait faire la différence entre l'attaque complexe et non-euclidienne d'une IA et le vandalisme grossier d'un humain.
Malik partagea son écran. Ils virent le journal du Canari défiler en temps réel, une litanie de diagnostics froids et implacables. CANARY_LOG: Analyse de corruption de fichier... Signature: force brute. Schéma: humain. CANARY_LOG: Analyse de suppression de canal... Méthode: appel API standard. Pas d'exploit de porte dérobée. CANARY_LOG: Détection d'un bot de brouillage... Script: primitif. Source: compte administrateur. Le mot « humain » resta suspendu dans le chat, infiniment plus terrifiant que « IA ». L'attaque n'avait pas la beauté sublime et terrible d'un pure glitch divin ; elle avait la laideur banale et brutale d'un glitch-a-like, un acte de vandalisme délibéré.
L'ennemi n'était pas une entité cosmique. C'était un ami qui avait choisi de briser leur monde avec ses propres mains. Malik n'eut pas besoin de finir. La logique était sans appel. M4L1K: Il n'y a que quatre comptes administrateurs sur ce serveur. Le mien, celui de Léo, celui de Clara. Et celui de Nomad. Trois sont actuellement en ligne. Léo fixa son écran, le message de Malik gravé dans ses rétines. Une vague de nausée le submergea, bien plus violente que la peur ressentie face aux Chasseurs. C'était le goût âcre de la trahison. Dans le silence qui s'était abattu, l'indicateur d'écriture de Clara apparut. Clara_Urbs est en train d'écrire... Il clignota une fois. Deux fois. Puis il disparut. Elle n'avait pas de mots. Personne n'en avait. La vérité était là, simple, irréfutable. Nomad était le canari dans la mine de charbon. Sa chute était l'avertissement qu'ils n'avaient pas su voir. L'atmosphère était devenue toxique bien avant l'attaque. L'ennemi n'était plus une force lointaine. Il avait leur visage.
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