Chapitre 12 - Quand le Monde Vacille

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Le lendemain, le Discord n'était plus un refuge. C'était un cimetière numérique. Le canal #recherches, notre mémoire collective, avait été arraché de la liste, laissant une béance dans l'interface. Le canal #général était souillé de messages corrompus, des lignes de caractères absurdes qui témoignaient de l'acte de vandalisme. C'était un coup de poignard, non pas dans notre plan, mais dans l'idée même que l'on pouvait être en sécurité.

Nous étions trois points verts sur fond gris. Connectés, mais murés dans un silence plus assourdissant que n'importe quelle alarme. La trahison de Nomad n'était pas une simple fracture ; c'était une blessure ouverte, et nous la fixions, hébétés.

Je pouvais imaginer Malik, à Pékin, le visage impassible devant l'écran, déjà en train de cataloguer les pertes, d'analyser l'étendue des dégâts avec une précision chirurgicale. J'ai serré le poing sur mon bureau. Une machine de calcul silencieuse face à une équation de deuil. C'était sa façon de gérer, de transformer la douleur en données, mais pour moi, ça relevait de la trahison.

La détresse de Clara, je la sentais à travers le réseau, comme un tremblement de terre lointain. Son indicateur d'écriture est apparu une fois. Clara_Urbs est en train d'écrire… Il a clignoté, fragile, une seconde, deux, puis il a disparu. Pas de mots. Il n'y avait que le poids de l'amitié brisée.

Moi, Léo, je suis resté immobile, le regard perdu dans le vide de notre QG dévasté. La colère n'était pas encore venue. Seule la stupeur. Le silence oppressant du serveur a fini par me chasser. J'ai repoussé ma chaise et je me suis approché de la fenêtre.

Paris était là. Mais ce n'était plus tout à fait Paris. Le brouhaha familier de la ville était assourdi, ralenti, comme une vieille bande magnétique qui se déroule trop lentement. J'ai vu un livreur à vélo. Son pédalage était cotonneux, ses épaules voûtées. Arrivé au feu rouge, il ne s'est pas arrêté net. Il a semblé s'échouer contre le trottoir, sa tête devenant soudain trop lourde pour son cou. Il a posé le front contre son guidon, les yeux fermés, s'arrachant quelques secondes de sommeil volé avant le klaxon d'une voiture tout aussi lasse.

La Grande Fatigue n’était plus un concept, une statistique lue dans les journaux. Elle était là, dehors, sous ma fenêtre. Et le silence glacial qui régnait sur le Discord lui faisait un écho parfait.

Un son a déchiré le silence du chat. L'icône de Malik a clignoté, et un rapport est apparu. Froid, clinique, comme s'il décrivait les dégâts d'une simulation.

M4L1K: Analyse des pertes effectuée. 72% de nos données de recherche sont corrompues ou effacées. Le fragment de code est irrécupérable.

Les mots sont apparus sur mon écran, précis et cruels. J'ai senti une vague de chaleur me monter au visage. La colère.

Architext: Des « pertes »? C'est tout ce que tu vois? Un pourcentage?

La réponse de Malik fut instantanée, dénuée de toute nuance.

M4L1K: C'est ce qui est quantifiable. Le reste est une variable émotionnelle non pertinente qui a mené à cette situation.

L'escalade était lancée. Sa froideur a agi comme une allumette sur de l'essence.

Architext: Non pertinente? C'était notre ami, Malik! Il nous a trahis! Il a tout détruit! Comment a-t-il pu faire ça?

M4L1K: Son action était une réponse irrationnelle à la peur. Une défaillance systémique. L'analyser en termes d'« amitié » ne nous aidera pas à reconstruire. C'est ce manque de logique qui est notre faiblesse.

Clara lisait l'échange, je pouvais le sentir. Son cœur serré par notre dispute, un sentiment de tristesse qui se heurtait à notre colère naissante. Elle a songé à la scène qui se déroulait sous sa fenêtre, une femme avec deux enfants en bas âge, qui se débattait pour décharger les courses d'un taxi, les bras ballants, à bout de force. Si la fatigue mondiale avait un visage, c'était le sien. C'était ça, la "Grande Fatigue". Et nous, nous nous déchirions, alors que nous étions leur seule ligne de défense.

Architext: Une faiblesse? La confiance, c'est une faiblesse? On était une équipe!

La fracture entre le logicien et l'empathique était devenue un abîme. Et nous étions tous les deux au bord, hurlant dans le vide, sans voir que nous étions en train de pousser Clara dedans.

Clara, le cœur du groupe, ne pouvait plus supporter le spectacle. La trahison de Nomad l'avait blessée ; notre conflit fratricide était en train de l'achever. Chaque mot dur que j'échangeais avec Malik était une pierre de plus sur l'édifice de notre échec.

Un nouveau message est apparu, flottant entre nos insultes.

Clara_Urbs: Je... je ne peux pas. Pas maintenant.

Avant que l'un de nous ait pu répondre, son avatar est passé au gris. Un départ net, sans un mot de plus.

Sa déconnexion a aspiré tout l'oxygène de notre colère. Mes arguments, qui me semblaient si justes une seconde plus tôt, sont morts dans ma gorge. Je suis resté là, fixant les deux seuls points verts restants dans le chat – le mien et celui de Malik – deux îles solitaires séparées par un océan de silence et de ressentiment. Nous étions seuls, face à notre impuissance.

Le groupe n'existait plus.

Le son strident de son téléphone a déchiré le silence. Clara sursauta, arrachée à la contemplation morbide du serveur Discord gris et vide. Le bruit était une ancre, une intrusion violente du monde réel qui la forçait à revenir. Elle quitta l'écran des yeux et balaya son appartement du regard.

C'était son refuge, un petit îlot de modernité au cœur du chaos vibrant d'Abidjan. Des plans d'urbanisme aux lignes épurées étaient épinglés sur un mur, un contraste saisissant avec la vue depuis sa fenêtre. Dehors, la métropole vivait, criait, respirait. Les klaxons impatients des taxis, les appels des vendeurs ambulants, le rythme lointain d'une musique coupé-décalé montaient jusqu'à elle, une vague de chaleur et de vie. D'habitude, ce vacarme la nourrissait. Aujourd'hui, il lui semblait distant, assourdi.

Elle essaya de se concentrer sur le projet étalé sur sa table de travail, le plan d'un nouveau pôle commercial écologique. Des lignes, des courbes, des flux. Son métier. Mais son esprit était ailleurs. Il était encore dans les ruines numériques de leur QG, avec la trahison de Nomad et la colère de Léo et Malik. Chaque ligne qu'elle tentait de tracer lui paraissait vaine, dérisoire.

Son téléphone vibrait encore dans sa main. Le nom « Adjoua » s’affichait sur l’écran. Sa sœur. Elle décrocha, posant le téléphone contre son oreille, un mélange d'appréhension et de soulagement dans la poitrine.

« Allô? Adjoua? Je t'entends à peine... »

La voix de sa sœur lui parvint, hachée, déformée par un grésillement agressif.

Adjoua: Clara? Tu me... [grésillement]...s? C'est important, il faut que je te... La ligne se coupa, remplacée par un silence électronique.

Sur la petite télévision posée sur un meuble, le bandeau d'une chaîne d'info en continu attira son regard. Les images montraient une pelouse de stade de football, des joueurs en panique et des soigneurs qui couraient. Le texte qui défilait en dessous était sans équivoque :

FLASH SPÉCIAL - ABIDJAN : INTERRUPTION DU MATCH. DEUX JOUEURS ET L'ARBITRE SE SONT EFFONDRÉS SIMULTANÉMENT SUR LE TERRAIN.

Clara sentit un frisson glacial lui parcourir l'échine, malgré la chaleur moite de l'appartement. Ce n'était plus une statistique lointaine en Chine ou en France. C'était ici. Maintenant. Elle serra plus fort son téléphone, détournant brusquement les yeux de l'écran comme pour nier ce qu'elle venait de lire. Mais l'image était gravée dans son esprit. La connexion revint, la voix de sa sœur lui parvenant de nouveau, chargée d'une panique qui, maintenant, faisait terriblement écho à l'horreur qui se déroulait dans sa ville.

Adjoua: Clara, c'est... [grésillement]...c'est Yao! Il est malade!

La voix paniquée de sa sœur a percé le brouillage, chaque mot un coup de poignard. « Il brûle... une fièvre terrible... J'ai essayé la clinique du quartier, mais... ils ne prennent plus personne! » Elle sanglotait presque, sa détresse amplifiée par les coupures. « Le personnel... la moitié est absente... la Grande Fatigue, ils disent... Ils sont à bout... »

Un long grésillement a couvert sa phrase suivante, puis sa voix est revenue, brisée, un murmure de pur désespoir. « Et maintenant... il n'y a plus d'électricité! Le quartier est dans le noir... Les techniciens du réseau... ils sont trop fatigués pour venir réparer... On est seuls, Clara... »

Quand Clara raccrocha, le silence de son appartement lui parut lourd et menaçant.

Elle laissa tomber sa main, le téléphone glissant sur la table dans un bruit mat. Anéantie. Le mot était trop faible. Elle, l'urbaniste qui dessinait l'avenir de cités de millions d'âmes, qui jonglait avec des réseaux d'énergie, des flux de transport et des infrastructures sanitaires à grande échelle, était incapable de garantir les deux choses les plus fondamentales à sa propre famille : la santé et l'électricité.

Elle pouvait concevoir un quartier durable pour cent mille personnes, mais elle ne pouvait pas trouver une place dans une clinique pour un enfant fiévreux. Elle pouvait modéliser le réseau électrique d'une métropole, mais elle ne pouvait pas rallumer l'ampoule au-dessus du lit de son neveu. Le sentiment d'impuissance était une vague physique, un poids qui lui coupa le souffle et la cloua à sa chaise. Son savoir, ses compétences, sa passion... tout cela n'était qu'une abstraction face à la réalité brutale et tangible de la crise.

Elle se leva et s'approcha de la fenêtre. La nuit tombait sur Abidjan, mais l'obscurité était inégale. Des pans entiers de la ville étaient plongés dans un noir d'encre, tandis que d'autres quartiers scintillaient encore, îlots de lumière fragiles dans un océan de ténèbres. Ce n'était pas une simple panne. C'était un système qui s'éteignait, morceau par morceau.

Et soudain, elle comprit. La convergence fut d'une clarté terrible, une série de dominos qui s'abattaient dans son esprit.

La "Grande Fatigue" n'était pas un concept lointain, une statistique mondiale. C'était le corps épuisé de l'infirmière qui ne pouvait plus prendre son neveu en charge. C'était la main tremblante du technicien, trop las pour réparer un disjoncteur.

La saturation de la clinique n'était pas une fatalité. La panne de courant n'était pas un accident. C'étaient les conséquences directes, tangibles, de notre guerre invisible. C'était la raison pour laquelle son neveu, Yao, était en danger.

La guerre onirique et la réalité de sa famille ne faisaient plus qu'un. L'enjeu technique de l'équipe (la mission) et l'enjeu existentiel de Clara (la survie de sa famille) n'étaient plus distincts, mais entremêlés.

La douleur ne s'est pas évaporée. Elle s'est solidifiée. La tristesse s'est muée en une rage froide, pure et parfaitement lucide. La trahison de Nomad, la dispute stérile entre Léo et Malik... tout cela lui parut soudain dérisoire, un luxe d'enfants gâtés se chamaillant dans une maison en feu.

Son combat n'était plus un concept abstrait. Il avait un visage, de grands yeux fiévreux et une respiration difficile. Il avait un nom : Yao.

D'un geste sec, elle se rassit devant son ordinateur. Ses doigts ne tremblaient plus. Elle se reconnecta au serveur. Comme elle s'y attendait, Léo et Malik étaient toujours en train de tourner en rond, deux astres morts dans un système en ruines.

Architext: C'est une question de confiance, Malik! Tu ne peux pas tout réduire à une équation!

M4L1K: La confiance est une donnée non-fiable. La preuve vient de nous exploser au visage.

Clara ne prit pas la peine de lire la suite. Son message s'inscrivit dans le canal, tranchant comme un scalpel, coupant court à leur débat inutile.

Clara_Urbs: Arrêtez. J'ai trouvé ce qu'on doit faire.

Le silence se fit instantanément. Son ton, sa brièveté, l'urgence qui en émanait... tout était différent.

Elle n'était plus seulement le cœur du groupe. Elle en était devenue la volonté.

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