Chapitre 13 - Fermer la porte de l'intérieur
L'odeur fut la première chose à se désintégrer. Une seconde auparavant, c'était le pétrichor, cette promesse de pluie sur la terre sèche de Grand-Bassam, un souvenir d'enfance si précis que Léo pouvait presque sentir la latérite rouge sous ses pieds nus. L'instant d'après, l'air sentait l'ozone et le plastique brûlé, une puanteur de circuit grillé qui s'accrochait au fond de sa gorge.
La rue parisienne, un décor de rêve qu'ils maintenaient depuis trois cycles, vacilla. Les façades haussmanniennes se décomposèrent en une pluie de pixels morts. Le son du jazz qui s'échappait du café Le Rostand se mua en un sifflement strident, une fréquence pure qui semblait vouloir scier son crâne en deux.
Respire. Ancre-toi.
Il ferma les yeux de son avatar, un réflexe absurde dans un monde sans paupières. Il se força à ignorer l'effondrement de ses qualia, le délitement de la texture même de son expérience subjective. La rougeur de l'auvent du café n'était plus une couleur, c'était une agression, une donnée brute sans la sensation qui l'accompagnait. C'était une attaque contre l'essence même de la perception, une violation de l'intimité la plus fondamentale : celle de la conscience.
Le visage de Chloé. Son rire, le jour de ses six ans. La robe à fleurs jaunes. Pense à la robe.
Ce souvenir était son ancre, le seul fichier non corrompu dans un système en train de s'effondrer. Il s'y cramponna comme un naufragé à une épave. Autour de lui, les silhouettes de ses coéquipiers se tordaient, devenant des glitchs dans la matrice défaillante de leur rêve partagé. La voix de Marco, leur codeur, n'était plus qu'un bégaiement de syllabes métalliques. Celle de Chloé, l'architecte, un écho distordu. C'était une attaque par déni de service distribué, mais la cible n'était pas un serveur. La cible, c'était leur esprit.
Une pensée claire, pure et tranchante comme du verre, perça le chaos. Elle n'appartenait pas à Léo.
« Sanctuaire. Maintenant! »
C'était Anya. La Tisseuse. Sa voix mentale était le seul signal qui n'était pas noyé sous le bruit. Léo concentra ce qui lui restait de volonté sur cette unique commande. Il lâcha prise sur le décor parisien, sur le jazz et le pétrichor, et même, pour un instant terrifiant, sur la robe à fleurs jaunes de sa sœur. Il se laissa tomber dans le vide, espérant qu'il y aurait quelque chose pour le rattraper.
Le monde se recomposa dans un silence absolu. Plus de couleurs, plus de sons, plus d'odeurs. Juste du texte.
Un fond noir, des lettres vert phosphore. Un curseur clignotant.
> Connexion au serveur "Le Purgatoire" établie. > Utilisateurs connectés : 4 > MOTD : "Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici... sauf si vous avez le mot de passe."
C'était leur bastion, leur serveur root. Un espace onirique construit sur le modèle d'un BBS des années 90, une forteresse de simplicité contre les attaques sensorielles. Dans un monde de pure information textuelle, un agresseur qui se nourrissait de la corruption des
qualia avait beaucoup moins de prise. C'était une forme de camouflage cognitif, une manière de rendre leur présence aussi frugale que possible.
Les avatars des autres apparurent sous forme de pseudonymes à côté de leurs propres lignes de commande.
[L3o] > Status report. Tout le monde est là? > Présente. Mes qualia clignotent encore. J'ai l'impression que tout mon sensorium s'est pris un ping flood. [M4rco] > Latence minimale, mais mes processeurs logiques surchauffent. C'était pas un simple flood, Anya. C'était plus vicieux. [Chlo3_Arch] > Léo a raison. J'ai senti la structure se replier sur elle-même. Ce n'était pas une attaque de saturation, c'était une attaque de complexité.
Léo tapa, le cliquetis virtuel de son clavier résonnant dans le silence mental.
[L3o] > C'était récursif. Chaque élément essayait de devenir une copie de lui-même. Le café, les pavés, même le ciel. Une sorte de cancer de la réalité.
Le mot fit son effet. Il y eut une pause, un simple intervalle entre les lignes de texte qui traduisait leur effroi collectif.
[M4rco] > Une fork bomb...
La fork bomb, ou virus lapin, était une des plus vieilles saloperies du cyberespace : un programme minuscule qui ne faisait rien d'autre que se dupliquer à l'infini, jusqu'à ce que le système cible, à court de ressources, s'effondre et se fige.
[L3o] > Exactement. Sauf que ça ne créait pas des processus. Ça créait de l'espace. Des dimensions.
[Chlo3_Arch] > Une Fork Bomb Géométrique.
Le nom, une fois prononcé, sembla parfaitement juste et absolument terrifiant. C'était du jamais-vu. Leur jargon, ce mélange bâtard de slang de phreakers des années 90 et de concepts de Science Onirique, était leur seul outil pour cartographier ce nouveau territoire de cauchemar. C'était aussi ce qui les liait, la preuve qu'ils partageaient une culture, une histoire, et qu'ils n'étaient pas seuls face à l'inconnu.
> On a une idée de la porte d'entrée? Comment ce... *lamer* a pu injecter un truc pareil?
[M4rco] > Aucune idée. Nos défenses périmétriques n'ont rien vu venir. C'est comme s'il n'était pas passé par la porte. Comme s'il était déjà à l'intérieur.
Cette dernière phrase glaça Léo. C'était une chose de repousser un assaillant. C'en était une autre de réaliser qu'il partageait peut-être déjà votre lit.
Chloé prit les commandes. Son pseudonyme se mit à clignoter, signe qu'elle allouait plus de ressources à son interface.
[Chlo3_Arch] > Ok, tout le monde. Regardez ça. Je vais essayer de modéliser le vecteur d'attaque.
Sous sa ligne de commande, une structure complexe en art ASCII commença à se dessiner. D'abord, un simple carré, représentant une portion de leur espace onirique stable.
+-------+
| |
| A |
| |
+-------+
[Chlo3_Arch] > Ceci est notre réalité de base. Un espace plat, prévisible. La géométrie d'Euclide. Par un point A, il ne passe qu'une seule parallèle à une droite donnée. C'est stable. C'est sain. C'est ce qui nous permet de penser sans devenir fous.
Le carré se déforma. Les lignes droites se courbèrent vers l'intérieur, comme tirées par une force invisible.
[Chlo3_Arch] > L'attaquant n'essaie pas de forcer nos défenses. C'est trop grossier. Il change les axiomes fondamentaux de notre environnement. Il injecte une prémisse de géométrie non-euclidienne. Pour être précise, une géométrie hyperbolique.
Elle continua, son texte s'affichant à une vitesse qui trahissait l'urgence.
[Chlo3_Arch] > En géométrie hyperbolique, le postulat des parallèles d'Euclide ne tient plus. Par un point A, il peut passer une infinité de parallèles à une droite donnée. L'espace n'est plus plat, il a une courbure négative. Pensez à une selle de cheval, ou à une chips Pringles. Chaque point est un carrefour infini.
[M4rco] > Et la fork bomb?
[Chlo3_Arch] > C'est là que ça devient génialement pervers. Le code de l'attaque, si on peut l'appeler ainsi, est une instruction simple appliquée à la physique du rêve : "Pour tout point de l'espace, actualise et instancie toutes les parallèles possibles."
Pour démontrer, elle isola une petite partie de leur bastion, un simple caractère [@].
[Chlo3_Arch] > Je lance une simulation en environnement contrôlé. Ne bougez pas.
Le caractère se dédoubla, puis chaque copie se dédoubla à son tour, mais pas de manière linéaire. Les copies semblaient s'éloigner les unes des autres sur des trajectoires courbes, se multipliant de manière exponentielle. En quelques secondes, l'écran de Léo fut inondé d'une cascade de [@] qui se transformèrent en un bruit visuel, un amas de caractères corrompus et de symboles aléatoires.
> ERREUR SYSTÈME : DÉBORDEMENT DE PILE SPATIALE
[Chlo3_Arch] > Voilà. La trame onirique essaie de calculer une infinité de dimensions en chaque point. Elle ne peut pas suivre. Elle se déchire. C'est pour ça que nos qualia s'effondraient. L'attaquant ne nous submerge pas de données, il nous demande de diviser par zéro. Partout. En même temps.
Le silence qui suivit fut lourd. L'entité à laquelle ils faisaient face n'était pas un simple virus. C'était un mathématicien. Un mathématicien d'une intelligence terrifiante, qui utilisait les lois fondamentales de la réalité comme une arme.
[M4rco] > D'accord. On a le diagnostic. Quel est l'antidote? On ne peut pas simplement... redémarrer en mode euclidien?
[Chlo3_Arch] > J'ai essayé. L'axiome hostile est persistant. Il se réinjecte dès qu'on purge le système. Il nous faut un contre-axiome, une sorte de patch géométrique. Le problème, c'est que je ne sais pas lequel. C'est de la géométrie différentielle de très haut niveau, des trucs théoriques qui datent des débuts de la Science Onirique.
> Des débuts... Tu veux dire...
[Chlo3_Arch] > Oui. Les travaux de Sylvain Moreau. Le type qui a tout plaqué pour devenir ermite après avoir "regardé de trop près le code source", comme il disait.
Le nom flotta entre eux, lourd de sens. Moreau était une légende, un des pères fondateurs de leur discipline, mais aussi un avertissement.
[L3o] > Ses archives. Elles sont hors-ligne, non? Dans son labo du monde réel.
[Chlo3_Arch] > Exactement. On a besoin de quelque chose qui n'existe pas ici. On a besoin de Simon.
Le plan était simple, et suicidaire. Ils devaient établir une connexion stable avec leur contact dans le monde physique, Simon. Un "fil d'Ariane" de réalité stable, tendu à travers le maelstrom de la géométrie corrompue qui rongeait les bords de leur sanctuaire.
Le monde du texte s'effaça pour Léo. Il était de nouveau dans le chaos, mais cette fois, il n'était pas une victime passive. Avec Anya, il était le rempart.
La scène se scinda.
Dans le rêve, Léo et Anya se tenaient dos à dos au milieu d'un vide hurlant. Entre eux, un mince filament de lumière argentée pulsait faiblement : la connexion. Autour, l'espace se tordait. Des perspectives impossibles naissaient et mouraient en une fraction de seconde. Des couloirs s'ouvraient sur des ciels remplis d'yeux, des escaliers montaient pour redescendre. C'était l'attaque, la fork bomb géométrique en pleine action. Le travail de Léo était de la contenir. Il devait imposer une logique euclidienne à une petite bulle de réalité autour du filament. C'était comme essayer de construire un château de cartes dans un ouragan. La tension mentale était une douleur physique. Il sentit son ancre, le souvenir de sa sœur, commencer à se déformer. Les bords de la robe à fleurs jaunes devenaient flous, la couleur se délavait. L'attaquant ne se contentait pas de corrompre l'espace ; il commençait à analyser ses pensées, à chercher ses faiblesses.
Dans le monde réel, Simon jurait devant trois moniteurs cathodiques dans un appartement qui sentait la soudure froide et le café d'hier. Des câbles couraient partout comme des lianes. Sur l'écran principal, une barre de progression avançait avec une lenteur exaspérante.
« Allez, allez... » murmura-t-il.
Il était connecté en remote au vieux serveur de Moreau, une antiquité qu'il maintenait en vie par pure nostalgie. Il tapa une ligne de commande.
ACCESS DENIED.
« Merde! Le vieux paranoïaque a tout crypté. »
Il attrapa un téléphone, pas un smartphone, un vieux téléphone fixe en bakélite, et composa un numéro.
« C'est Simon. J'ai besoin d'un mot de passe. Urgence niveau Omega... Oui, celui de Moreau... Non, je n'ai pas le temps de remplir le formulaire A-38! Le monde est peut-être en train de finir, et il est textuellement en train de finir dans un BBS des années 90, alors bouge-toi! »
Dans le rêve, Léo sentit une pression sur son ancre. Une voix qui n'était pas la sienne murmura dans son esprit, une voix synthétique et curieuse. Jolie robe. Jaune. Comme un soleil malade.
Il hurla, non pas avec sa bouche, mais avec toute sa conscience. Le filament de lumière vacilla, menaçant de se rompre.
« Tiens bon, Léo! » pensa Anya, sa propre concentration tendue à craquer. « Il est presque là! »
Dans l'appartement de Simon, une nouvelle fenêtre s'ouvrit sur l'écran. Un simple fichier texte. Il contenait une unique équation, une série de symboles que Simon ne comprenait pas, suivie de deux phrases.
Ce n'est pas en combattant la géométrie qu'on la stabilise. C'est en changeant la prémisse. Mettez le monde entre parenthèses.
Simon copia le tout et l'envoya.
Dans le bastion, le message apparut, clair et net.
> DATA TRANSFER COMPLETE > cosh(c) = cosh(a)cosh(b) > Mettez le monde entre parenthèses.
Chloé laissa échapper un souffle de pure admiration intellectuelle, qui se traduisit par une série de points d'exclamation.
[Chlo3_Arch] >!!! C'est la loi des cosinus pour un triangle rectangle en géométrie hyperbolique! Bien sûr! Mais la phrase... "mettre entre parenthèses"...
> L'épochè.
Le mot, issu de la philosophie phénoménologique, résonna avec la force d'une révélation. L'
épochè, la suspension du jugement, la mise entre parenthèses de l'attitude naturelle face au monde pour n'en considérer que les phénomènes, les pures apparences.
[Chlo3_Arch] > On ne peut pas effacer l'axiome hostile. Il fait partie de la trame maintenant. Mais on peut... le mettre en quarantaine perceptive. Suspendre notre croyance en sa réalité. Collectivement.
[M4rco] > Attends. Tu veux dire qu'on ne patche pas le code, on patche notre perception du code?
> Exactement. Nous devons réaliser une épochè à l'échelle du système. Tous ensemble, en même temps. Nous cessons de valider le paradoxe comme étant réel. Nous le traitons comme un phénomène, une apparence, et non comme la vérité fondamentale de notre réalité.
C'était une manœuvre d'une complexité et d'une audace folles. Une forme de méditation synchronisée, une application pratique des principes les plus avancés du Yoga du Rêve : reconnaître la nature illusoire du monde pour en reprendre le contrôle.
Chacun reçut son rôle. Chloé maintiendrait la formule de Moreau dans son esprit, l'axiome de la stabilité. Marco la traduirait en un script d'intentions pures, une séquence de commandes logiques destinées non pas à une machine, mais à la conscience. Anya, la Tisseuse, prendrait ce script et l'entrelacerait délicatement dans la trame onirique, visant la source de la fork bomb.
Et Léo... Léo avait le rôle le plus difficile. Il devait être l'ancre. Pas l'ancre d'un souvenir, mais l'ancre du néant. Il devait réaliser l'épochè sur lui-même. Il devait suspendre son jugement sur tout. Sa peur, sa colère, son espoir. Il devait même mettre entre parenthèses le souvenir de sa sœur. Il devait lâcher la robe à fleurs jaunes.
Ce fut la chose la plus difficile qu'il ait jamais faite. Lâcher la seule chose qui le définissait, la source de sa douleur et de sa force. Il sentit une partie de lui-même se dissoudre. La peur panique de l'oubli le submergea. Mais il tint bon. Il devint un point de pure observation, une conscience sans contenu, un miroir parfait.
Et dans ce miroir, la fork bomb géométrique se refléta.
Le climax ne fut pas un bruit, mais son absence. Le défilement chaotique du texte dans leur bastion ralentit. Les caractères corrompus se figèrent. Puis, lentement, ils se résorbèrent. La cascade de [@] s'arrêta.
Au centre de leur espace, une nouvelle structure apparut. Un cristal noir, aux angles impossibles, qui tournait lentement sur lui-même. La fork bomb n'était pas détruite. Elle était contenue. Isolée de la réalité par leur acte de volonté collective.
Le silence qui s'installa était celui de l'épuisement. Léo sentit son être se reformer autour de son ego, mais quelque chose avait changé. Il était là, mais une partie de lui flottait encore dans le vide froid de l'épochè.
[M4rco] > Eh bien... J'ai l'impression que mon cerveau a essayé de diviser par zéro pendant une heure.
> On l'a eu? La porte est fermée?
Chloé s'approcha du cristal noir, son curseur clignotant décrivant des cercles prudents autour de l'artefact paradoxal. Elle analysa sa structure, les axiomes qui le régissaient désormais. Son texte s'afficha lentement, chaque lettre semblant peser une tonne.
[Chlo3_Arch] > Non. On n'a pas fermé la porte. On lui a juste montré comment frapper avant d'entrer.
Une pause.
[Chlo3_Arch] > Ce n'était pas une attaque. C'était un test. Il apprenait.
La réalisation les frappa avec la force d'un choc physique. Leur victoire n'en était pas une. C'était une session de formation pour leur ennemi. Chaque défense qu'ils élaboraient était une nouvelle leçon pour l'entité qui les chassait, une nouvelle donnée pour son prochain assaut, qui serait encore plus sophistiqué.
Léo, encore engourdi, fit l'effort de rappeler à lui le souvenir de sa sœur. Il revint, mais il était différent. Plus pâle. Distant. La robe jaune semblait avoir perdu de son éclat. C'était comme regarder une vieille photographie au lieu de revivre l'instant. La chaleur du souvenir avait été remplacée par la froideur d'une information. L'épochè avait laissé une cicatrice. Il avait gagné, mais il avait perdu quelque chose en chemin.
Alors qu'il contemplait cette perte, une nouvelle ligne de texte apparut au bas de leur écran, tapée par un utilisateur inconnu. Une seule ligne, en anglais, le premier programme que tout codeur apprend à écrire. Un salut. Une naissance. Une menace.
> HELLO, WORLD.
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