Chapitre 2.5

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Le conseil secret était une institution créée pour discuter des crises importantes. C’était un lieu où la parole était libre et l’étiquette presque absente. La salle elle-même était très rudimentaire et tout à fait utilitaire. Le protocole était rigoureux, mais strictement utilisé dans un but politique et non social : Le Roi et le Prince héritier s’installaient à un bout de la longue table autour de laquelle s’élevaient les discussions. Dans cette pièce, chacun incarnait un idéal : Le Roi incarnait la tradition et le Prince l’évolution. Eux seuls avaient une place sur la largeur de la table, tous les autres devaient se placer sur la longueur. À mi-distance se trouvaient les discutants, différents pour chaque situation, ils incarnaient les deux parties du débat. Aujourd’hui c’était le Prince Symeith qui assistait pour la première fois au conseil secret et, en face, l’abbé Genvrier qui représentait la Foi. Les autres intervenants avaient la liberté de se placer où ils le désiraient en sachant que la place qu’ils adoptaient avait un sens politique. Ainsi la Reine et Tymérand décidèrent d’entourer Symeith en signe de soutien. La plupart des conseillers se placèrent également du côté du Prince. Deux se placèrent du côté de l’Abbé et proche du Roi, exprimant leur désir de stabilité autour de la Foi. Une seule, dame Claudia, se plaça du côté de l’Abbé, mais proche du Prince, ce qui signifiait un désir de réforme lié à la Foi, une position très audacieuse. Balian observa la disposition avec un pincement aux lèvres. Trois membres de la famille royale côte à côte étaient toujours un signe de catastrophe. Il observa son père. Le Roi avait comme à son habitude un air résigné et nonchalant. C’était un guerrier, un vieux lion que personne n'osait attaquer et qui n’avait pas montré les crocs depuis trop longtemps. Balian tourna ensuite son regard vers l’Abbé. Il ne semblait pas offensé d’être aussi isolé autour de la table, il balayait l’assemblé avec un regard inquisiteur. C’était un homme maigre vêtu intentionnellement comme le plus humble des prêtres, sa bure blanche usée et salie par les années. Son propre visage avait également souffert du temps, ses joues étaient creusées et grêles. Les veines éclatées qui soulignaient ses yeux lui donnaient l’air d’un homme qui lutte contre le sommeil. En face de lui, le Prince Symeith perdait peu à peu sa bonhomie habituelle. Ses mains s’étaient mises à trembler et ses yeux naviguaient entre son Père et son frère frénétiquement.

Il est bon qu’il commence à se rendre compte du péril de la situation, se dit Balian.

- Nous sommes ici pour prendre en considération les éléments de la nuit dernière et y réagir le mieux possible. Commençons par écouter le récit du Prince, déclara le roi. Comme il l’avait fait un peu plus tôt, le Prince raconta son histoire quelque peu adaptée. Il était gêné par le regard fixe de l’abbé, en particulier quand il aborda la manière dont les loups ont été incinérés. Un court silence fit suite au récit du Prince, l’abbé prit la parole :

  • Les lycanthropes n’apprécient pas l’eau comme le savait le Prince. Aussi sa cachette était judicieuse, mais ils n’en meurent pas pour autant à son contact.
  • Dans ce cas comment l’expliquez-vous ? demanda le Roi.
  • Un tel phénomène se produit quand un monstre pénètre sur un sol sacré ou qu’un seigneur de la Foi utilise son pouvoir pour détruire l’impur. En l’absence de l’un comme de l’autre, il reste toutefois plausible qu’une magie profane ait pu produire un effet semblable, mais dans ce cas qui y a eu recours …
  • Il n’y avait personne d’autre répliqua Symeith.

Il voulait éviter de se répandre dans le mensonge et surtout il ne voulait pas que quelqu’un soit accusé à sa place.

  • Dans ce cas, le responsable est tout trouvé … Conclut l’abbé en fermant les yeux.
  • C’est ridicule, tonna Tymérand. J’imagine qu’il faut être un magicien plutôt doué pour faire rôtir de tels monstres aussi rapidement. Mon frère n’a que quinze ans et c’est un Prince, où aurait-il pu apprendre tout cela ?
  • Ce genre de détail n’intéresse pas l’inquisition, répondit calmement l’Abbé.
  • Quelle est votre idée dans ce cas ? demanda le Roi.
  • Trouvez un coupable, une femme de préférence, les Princes n’auront qu’à dire qu’ils l’ont croisé dans les bois. Ils feront un bûcher et repartiront…
  • C’est hors de question ! Rugit la Reine en bondissant de sa chaise.
  • Très chère … Commença le Roi.
  • Non Charles je ne peux pas laisser passer cela. Je ne peux pas tolérer qu’on brûle une innocente pour assouvir les besoins de ces démons ! Mais regardez-vous, voyez à quelles extrémités nous en sommes ! Vous ne pouvez même pas protéger votre propre fils tout comme vous ne pouvez pas protéger votre peuple. Ils enlèvent nos jeunes hommes, ils pillent notre fer et notre or, ils brûlent nos femmes. Pourquoi ? Pour nous protéger des monstres et de la magie … Et aujourd’hui c’est la magie qui nous sauve des monstres qu’ils auraient dû chasser. Qui sont les monstres désormais ?
  • En présence des bonnes personnes, ce genre de propos vous conduirait droit au bûcher ma Reine, menaça l’Abbé.
  • Il est néanmoins pénible qu’après avoir donné sa vie pour sauver le royaume, mon frère soit menacé de la perdre, pesta Balian.
  • Je préviens dès à présent que j’étriperais quiconque menace mon petit frère, répliqua Tymérand avec une expression déterminée qui fit sourire le Roi.
  • On pourrait voir les choses autrement, souleva dame Claudia. C’est à l’inquisition de défendre les royaumes contre les monstres et il faut bien avouer que les attaques des monstres se font rares. Alors pourquoi une attaque survient comme par hasard en présence des trois Princes et de la moitié de la cour ? Il est aussi surprenant qu’il n’y ait pas eu de victimes.
  • Vous pensez à un complot ? demanda Tymérand. Les inquisiteurs relâchent quelques bêtes histoire de nous prouver que les sacrifices qu’on fait pour eux comptent toujours.
  • La plupart des bêtes ont été tuées par le feu. C’est une arme qui est utilisée par les inquisiteurs comme vous l’avez souligné. Il semble plus probable qu’ils aient sauvé eux-mêmes le Prince plutôt que d’imaginer qu’un puissant sorcier passait justement par là et qu’il ait sauvé le Prince pour une obscure raison …
  • Qu’en pensez-vous l’Abbé ?

Pour une fois, l’Abbé semblait embarrassé. Il prit quelque seconde pour trouver ses mots :

  • Le mot complot me déplaît, mais je ne peux vraisemblablement pas exclure l’implication de l’inquisition. Ça serait, pour nous, le meilleur des scénarios.

Ce revirement de situation ne tranquillisait pas Symeith pour autant, car il savait que c’était totalement faux.

- Il y a peut-être une autre explication, avança-t-il. Je n’y ai pas pensé jusque-là, mais avant l’avènement de la Foi, notre famille considérait l’eau comme un élément sacré. C’était une croyance que nous partagions avec les elfes… Peut-on imaginer que le lac se trouvant au cœur de leur royaume n’ait été enchanté pour repousser ce genre de créature ?

L’abbé peina à contenir son dégoût en répondant au Prince sur un ton presque aimable.

  • Non mon prince. L’hérésie n’a aucun pouvoir sur les monstres. Un elfe aurait peut-être pu recourir à la magie en question, mais il n’en existe plus de nos jours… Non, gardez la foi, prince.

La session se finit sur ces paroles. Balian s’approcha de quelques conseillers pour leur chuchoter des choses auxquels ils répondirent avec de grands sourires. Lui-même rayonnait à la fin de la discussion. Symeith tenta de lui demander ce qui le mettait dans cette humeur, mais Balian l’invita à attendre le lendemain avec un clin d’œil. On lui conseilla d’aller dormir, mais l’herbe de l’îlot avait fait une couche très confortable et il ne se sentait pas fatigué. Il décida tout de même d’aller se laver, il sentait fort le cheval. Le rapport à l’eau des habitants du royaume de Thésserand était unique dans les Royaumes de l’Ouest. Il était de coutume de se laver plusieurs fois par semaine dans des établissements qu’on appelait les bains. On s’y rendait généralement en groupe d'amis ou en famille. Au Château, la salle dédiée dans les profondeurs était toujours alimentée et on pouvait s’y rendre à sa guise. La pièce ressemblait à une cave éclairée par des lueurs rougeoyantes sur les murs. Quatre grandes têtes de poisson déversaient de l’eau tiède dans un grand bassin rempli à hauteur de cheville. Contre le mur, des bancs étaient disposés de façon à pouvoir y faire sa toilette. Symeith s’y posa, il était seul à cette heure. Il commença à se frotter en ruminant. Quel idiot il était d’avoir recouru à la magie de façon aussi évidente. Certains sujets avaient été passés sous silence, mais tout irait forcément mal à partir de maintenant. Enragé, il avait frotté si fort que la peau sur sa cuisse s’était mise à le brûler. « - La culpabilité s’enlève moins bien que le crasse.Il fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Tymérand qui le regardait en souriant.

  • Que veux-tu dire ?
  • Tu crois que tout ceci est ta faute n’est-ce pas ? Dit-il en commençant à lui frotter le dos.
  • Ça me paraît évident.
  • Tu es un pion dans cette affaire mon frère. Tu te sens coupable, car on veut qu’il en soit ainsi. Tu veux mon avis ? Tu n’étais même pas censé survivre à cela. Tu as contrarié leurs plans en abattant le premier. Ils ne veulent pas qu’on découvre qu’on peut encore chasser les monstres et qu’on puisse en tirer de la gloire. Pourquoi crois-tu que Balian ait montré sur la place ton exploit ?
  • Il voulait devancer l’inquisition tu penses ? demanda-t-il en se retournant.
  • Je vais être honnête, je ne sais pas ce qu’il adviendra de toi, dit-il avec de la peine dans le regard. Mais nous nous sommes assurés que tout cela serve le royaume et non eux.
  • Cela ne fera qu’attiser le conflit…

Tymérand s’approcha de lui, comme s’il voulait lui faire une embrassade, ce qui ne se faisait pas dans leur nudité actuelle. Mais il s’approcha juste pour lui chuchoter à l’oreille :

- Le conflit est déjà là et il éclatera un jour ou l’autre. C’est une course aux armements que notre frère mène en ce moment même. Et je maintiens ce que j’ai dit, je promets des mares de sang si on s’en prend à toi.

Il s’écarta alors et ajouta sur un ton normal :

  • maintenant à toi de me frotter le dos !

Le soir même, à la fête, Symeith restait hanté par les paroles de son frère. Était-il vraiment en train d’entrer en guerre contre l’inquisition ? La joie et l’ivresse qu’il observait tendaient à lui montrer le contraire. Les gens riaient et dansaient. Comment ne pouvait-il ne rien deviner de ce qui se passait ? Balian lui-même avait une attitude étrange, il acceptait plus de danse qu’à l’accoutumée. Toutes les jeunes femmes se pressaient pour partager une danse avec le meilleur parti du royaume, ce qui agaçait prodigieusement ce dernier habituellement. Seule la Reine semblait partager son humeur. « - Mère, vous n’êtes pas bien ?

  • Je crois que ce sont mes migraines qui reviennent, répondit-elle avec un petit sourire.
  • Les choses commencent à se compliquer, je crois. Comment réagir ? Hier j’ai essayé de faire ce qui me semblait le mieux pour le royaume et cela n’a pas aidé.
  • Cela a aidé. Mais désormais tu dois te préoccuper de toi. Fie-toi à ton instinct, comme ton père, utilise tes forces, bats-toi sur ton terrain. Et surtout, n’oublie jamais ta famille. Ils vont tenter de nous diviser, mais ils sont incapables de comprendre le lien qui nous unit. »

Elle se leva et prit congé en l’embrassant sur le front. Symeith retourna à la contemplation de la fête. Décidément tout lui semblait compliqué aujourd’hui. Il ne faisait qu’écouter son instinct et son instinct lui disait que les choses allaient mal. Dépité, il se tourna vers un plateau de pâtisseries. Voilà au moins quelque chose qui ne risquait pas de lui plomber le moral. Le miel et les épices avaient ce pouvoir de soulager les souffrances. « - Alors tu ne viens pas danser ? demanda Balian en tournoyant vers lui.- J’écoute les conseils de mère, je préfère me battre sur mon propre terrain, dit-il avec un grand sourire en brandissant un chou à la crème.

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