Chapitre 1

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Déjà deux mois que nous étions partis. Ce road-trip sur les routes d'Europe nous avait réservé bien des surprises, mais aucune de la taille de celle-ci.

En ce premier jour en Calabre, après huit heures de route sous la chaleur italienne, sur une petite route de montagne sinueuse où notre camping-car peinait à monter, au détour d'un virage sec, elle est apparue dans la pénombre brumeuse. Pas la Vierge blanche des légendes calabraises, ni même une bête sauvage égarée. Juste une femme vêtue de blanc. Je n'ai pas eu le temps de l'apercevoir distinctement que je l'ai heurtée de plein fouet.

C'est cet événement tragique qui m'amène aujourd'hui à être interrogé par un policier italien assez sinistre, qui tapote sur son bureau de manière agacée en me reposant sans cesse la même question : « Pourquoi n'avez-vous pas freiné ? » J'aimerais bien l'y voir, lui. Avec un Ducato de 1991, on ne fait pas ce qu'on veut, d'autant plus avec la fatigue de la journée, en voilà une bien piètre excuse.

Mais reprenons au commencement. Moi, c'est Félix. Je suis journaliste pigiste pour la presse en France, et avec ma femme Diane, assistante maternelle de profession, nous avons pris il y a six mois la décision de poser un congé sans solde pour aller découvrir le monde.

À vrai dire, nous étions, Diane et moi, dans une dépression latente, prisonniers du quotidien, incapables de savourer les petits bonheurs que la vie nous offrait. Mariés depuis six ans, nous avons du faire le deuil de fonder une famille, ce qui chez Daine est un vrai traumastisme. D'où cette décision radicale : tout vendre et partir pour une durée indéterminée dans l'objectif de se reconstruire.

Nous avons préparé ce voyage pendant des mois, organisé du mieux possible les différents aspects à prendre en compte. Une fois les détails réglés, notamment avec nos employeurs respectifs, nous avons tout liquidé : maison, mobilier, voiture... et acheté un camping-car d'occasion en très bon état.

Nous avons quitté la France le 1er mars 2025, direction l'Italie un pays qui nous fait rever depuis un voyage scolaire rapide quand nous étions lycééens, c'est donc tout naturellement que nous avons choisi cette premiere destination, en nous promettant de prendre tout le temps dont nous aurions besoin pour découvrir l'effet "dolce vita" qui nous manque tant dans nos vies de provinciaux.

Les semaines ont filé comme les paysages derrière notre pare-brise. Nous avons traversé les vignobles du Piémont, déambulé dans les ruelles toscanes où la lumière dorée semble couler des vieilles pierres. Les Pouilles nous ont ensorcelés avec leurs oliviers noueux et cette mer turquoise qui léchait les roches. Et maintenant, la Calabre. Une Italie plus rude, plus secrète, où les routes serpentent entre des montagnes sauvages avant de plonger vers la Sicile toute proche.

C'est ainsi qu'en ce 30 mai 2025, pour la première fois de mes 33 ans d'existence, je subis un interrogatoire peu agréable dans un bureau austère de Reggio di Calabre.

— Pouvez-vous, monsieur Valais, répéter devant mon collègue ? Une multitude de collègues se succède dans le bureau, et à chaque fois je recommence mon récit des événements. Soit il s'agit de me confronter afin de m'assurer que mon récit ne varie pas, soit il s'agit d'amateurisme. Ils auraient pu filmer l'interrogatoire et le diffuser durant leur pause café, tel un épisode de série B.

— Oui. Rien de plus que tout à l'heure. Je conduisais avec une visibilité réduite en raison du brouillard quand j'ai vu cette femme devant mon capot. J'ai freiné au maximum, mais je n'ai pas eu la distance nécessaire pour éviter l'impact. Je suis aussitôt descendu du véhicule. Elle était là, allongée sur la chaussée. Je me suis approché pour la rassurer, j'ai demandé à Diane d'appeler les secours... et cette femme m'a murmuré : « La casa bianca de Reggio... » avant de s'éteindre. Voilà.

Mon ton est agacé, je me sens épuisé, les larmes coulent sur mon visage sans que j'en aie pleinement conscience. Ce n'est peut-être qu'un accident, mais j'ai tué cette jeune femme.

— Bien, monsieur Valais, ce sera tout pour aujourd'hui. Dans la mesure où votre camping-car doit être analysé par la police scientifique et qu'il est inutilisable pour l'instant, j'imagine que vous allez rester dans les parages, n'est-ce pas ?

J'acquiesce d'un mouvement de tête lent et pesant. En effet, nous ne pouvons pas repartir immédiatement. Mais à vrai dire, je n'en ai aucune envie. Quelques jours ici nous permettront peut-être de faire un travail sur ce traumatisme. Soudain, je pense à Diane. Je ne l'ai pas revue depuis l'accident. Une vague d'angoisse me submerge - elle doit être anéantie.

Diane est mon âme sœur depuis nos quatorze ans. Je l'aime plus que ma propre vie. Elle est mon tout, ma raison de respirer, la lumière qui a guidé chacun de mes pas depuis près de vingt ans. La savoir en souffrance me retourne instantanément l'estomac. Une nausée violente monte en moi, irrépressible. C'est alors qu'avec une délicatesse absurde dans cette situation, j'attrape la poubelle métallique posée au pied du bureau et y vide de tout ce que mon corps contient encore.

L'inspecteur recule d'un pas, son visage se plissant de dégoût. Entre deux spasmes, j'entends vaguement :
— Cristo santo... Un'infermiera ! Qualcuno chiami un'infermiera !

Mais ce ne sont pas les secours dont j'ai besoin. Ce qu'il me faut, c'est Diane. Diane et ses bras qui savent apaiser mes tempêtes intérieures. Diane et cette façon qu'elle a de me murmurer "Tout ira bien" même quand tout va mal.

Après cette nuit interminable, je retrouve Diane dans le hall du commissariat de police. Nous nous serrons longuement sans dire un mot, jusqu'à ce que le policier en charge de mon interrogatoire vienne à nous.

« Monsieur et madame Valais, je souhaiterais m'entretenir avec vous plus tard dans la journée. »

Je regarde furtivement ma montre. Il est déjà 4 heures du matin.

« Si vous le pouvez, je peux vous recevoir vers 17 heures. Ce n'a aucun caractère officiel, mais j'estime vous devoir quelques explications. »

Diane et moi échangeons un regard plein d'interrogations. Nous acquiesçons d'une même voix.

Je dois avouer que nous sommes agréablement surpris par la prise en charge dont nous bénéficions de la part des autorités locales. Elles ont pris la peine de nous réserver un hôtel, de nous y conduire, le tout à leurs frais. Est-ce une pratique courante ou bénéficions-nous d'un régime de faveur ? et si c'est la cas, pourquoi ? voilà une question que je poserais à l'inspecteur Rossi lors de notre prochaine entrevue.

L'hôtel est rudimentaire mais suffisant, et surtout, nous sommes épuisés, Diane et moi. Aussitôt passés sous la douche, nous nous lovons l'un contre l'autre pour la nuit sans prononcer un mot. Nous aurons tout le temps de débriefer plus tard.

Mon sommeil a été sans rêve et sans une once d'agitation, car je n'ai pas pu fermer l'œil. Le visage de cette étrange inconnue a défilé en boucle devant mes paupières closes. Diane, quant à elle, semble avoir dormi. Elle a la mine triste mais reposée. Nous commençons à retracer les événements et la chronologie de la veille devant une tasse - ou plutôt un bol - de café brûlant.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Quelles étaient les probabilités pour qu'en pleine nuit, une inconnue surgisse sous nos roues ? Nous tournons et retournons le film dans nos têtes, peinant à réaliser que tout cela est bien réel.

Dix-sept heures approchent et nous attendons d'être reçus par le commissaire. Nous sommes installés dans son petit bureau dépouillé lorsqu'il entre, accompagné d'une femme qu'il nous présente comme une psychologue chargée d'accompagner les victimes.

"Les victimes ?" Diane réagit aussitôt, le ton agressif. "J'ai plutôt l'impression que nous sommes des coupables que des victimes."

"Madame Valais," reprend le commissaire avec calme, "vous avez été victimes, votre mari et vous, d'un atroce accident. Mais si j'ai demandé à ma collègue d'être présente, c'est parce que nous avons pu identifier très rapidement la défunte. Il s'agit de Bianca Stratori. Sa mort va faire grand bruit dans la presse, et je vais vous expliquer pourquoi."

Il marque une pause, son regard passant de Diane à moi.

"Mes collègues et moi avons estimé que vous aviez besoin d'être accompagnés dans cette épreuve. Les médias, les rumeurs, les spéculations... Vous allez prendre tout cela de plein fouet. Croyez-moi, cette histoire passionne l'Italie depuis près de vingt ans. Il s'agit d'un des plus gros cold cases, et il semblerait que, malgré vous, vous ayez retrouvé Bianca... mais également accidentellement tué Bianca."

Le temps semble s'arrêter. À ce moment, mes oreilles bourdonnent et ma vue se trouble. Il faut que je me concentre pour me reconnecter au présent, sans quoi je n'aurai pas les éléments nécessaires à la compréhension de tout ce battage.

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