Chapitre 2
Le commissaire Rossi sortit un dossier épais d'un tiroir de son bureau. Il entama son récit avec un retour dans le passé : la tragique histoire de Bianca Stratori débuta en 2003. Elle avait douze ans lorsqu'elle fut enlevée à la sortie de son collège.
D'emblée, les soupçons se portèrent sur un règlement de compte entre mafieux. La famille Stratori, très influente – elle possédait alors une chaîne de supermarchés présente dans toute l'Italie –, était soupçonnée d'implication dans des affaires troubles. Cependant, l'enquête n'avait révélé aucune activité illégale dans leurs entreprises. Cette piste fut rapidement abandonnée.
L'enquête établit progressivement un lien entre la disparition de Bianca et d'autres affaires similaires. Bianca aurait été victime d'un tueur en série surnommé « l'Écorcheur ». En effet, dans les dix-huit mois précédant son enlèvement, quatre autres adolescentes avaient disparu selon le même modus operandi, toutes enlevées à la sortie de leur établissement scolaire. Ces quatre malheureuses furent retrouvées violées, atrocement mutilées et torturées à mort. Le commissaire se signa avant de lever les yeux au ciel.
Le cas de Bianca demeurait une énigme : son corps n'avait jamais été retrouvé... jusqu'à hier. L'Écorcheur, arrêté en 2006, avait toujours nié être l'auteur de cet enlèvement. Pour la police comme pour la famille, il était plus simple de croire qu'il mentait et qu'un jour, ses ossements seraient découverts.
« Je ne peux vous donner plus de détails, bien qu'avec Internet aujourd'hui, l'essentiel du dossier soit quasiment accessible à tous. Mais sachez que si cette histoire fait encore parler d'elle, c'est parce que le père de Bianca, chaque année, promet une récompense substantielle à quiconque apporterait un élément tangible. Il multiplie les apparitions dans les médias locaux et nationaux pour que personne n'oublie sa fille. »
Il termina son récit essoufflé, visiblement bouleversé. Après un bref silence, il reprit en nous expliquant qu'il s'agissait de sa première grande enquête, alors qu'il sortait à peine de l'école de police. Cette affaire avait laissé des traces indélébiles sur sa vision du monde et de la nature humaine.
« Avez-vous des questions ? »
« Oui, me hasardai-je, j'en ai plusieurs. La première concerne le traitement qui nous est réservé – hôtel, chauffeur, etc. Est-ce habituel ? »
« Je vois... Et non, cela ne l'est pas. Il faut que vous sachiez que nous avons identifié Bianca très rapidement à l'arrivée de nos équipes sur les lieux. Bianca avait une caractéristique physique particulière dont je ne parlerai pas par respect pour sa mémoire, bien que cette information ait elle aussi fuité sur internet, et surtout – malgré ces vingt ans passés – ses traits nous ont sauté aux yeux. Elle possédait les mêmes boucles blondes et ces deux grands yeux vert émeraude qui faisaient sa particularité.
Quand nous avons contacté le père de Bianca en pleine nuit, quelques heures après l'accident, il nous a demandé – voire ordonné – de mettre à votre disposition tout le nécessaire sans regarder à la dépense. »
Il leva la main pour prévenir ma réaction et me tendit un bout de papier.
« Je vous arrête avant que vous ne disiez que vous avez pourtant tué sa fille. Comprenez que pour lui, vous représentez le lien qui a ramené Bianca sur son chemin. Même si de nombreuses questions restent sans réponse – où était-elle pendant vingt ans, avec qui ? –, pour lui, c'est la fin d'une ère et le début d'une autre. Il va pouvoir faire son deuil... et relancer l'enquête. »
À nouveau, une vague d'émotion me submergea, et les nausées qui vont avec... « Comment cet homme, qui cherche sa fille depuis vingt ans, peut-il nous considérer ainsi ? Sans nous, Bianca aurait sûrement couru jusqu'au village et alerté les secours pour qu'on la prenne en charge. Si je devais ironiquement résumer la situation : elle a été séquestrée pendant vingt ans, arrive à s'enfuir, et finit sa course sous nos roues. Nous sommes le pire cauchemar de monsieur Stratori, pas une quelconque lueur d'espoir. »
« Monsieur Valais, je comprends votre détresse et ne sais quoi vous répondre. Peut-être qu'après toutes ces années, il attendait un signe... même funeste. À présent, lisez ce bout de papier, s'il vous plaît. »
Je lus à voix haute pour que Diane en prenne connaissance également :
« Madame, Monsieur Valais, vous avez ramené ma fille à moi... mais vous me l'avez tuée. Je devrais vous haïr. Pourtant, je ne peux pas. Parce que sans vous, elle serait encore une ombre. »
E. Stratori.
Diane sanglotait ; je lui serrai la main si fort que j'en imaginais sans mal la douleur... Le silence était si lourd qu'au bout de quelques minutes, je me lançai à nouveau :
« J'ai une autre question, si vous le permettez. »
Il valida ma requête d'un signe de tête, et je poursuivis :
« Qu'a-t-elle voulu dire dans son dernier murmure : "la casa bianca de Reggio" ? »
« Nous ne savons pas. Nous pensons qu'elle a peut-être dit "la casa di Bianca a Reggio", ce qui signifierait qu'elle donnait son adresse en quelque sorte. Mais nous n'excluons pas qu'elle parlait d'une "casa bianca" dans la région de Reggio de Calabre. Une équipe est en charge des recherches. »
« D'accord, merci pour votre franchise, commissaire. Je pense que j'aurai mille questions d'ici vingt-quatre heures, mais pour l'instant, il faut que nous assimilions tout ça. »
« Je comprends, répondit-il. Sachez que je reste à votre disposition. »
Au moment de nous retirer, Diane prit la parole. D'une voix timide, elle demanda : « Quelle était la cause de sa mort ? »
Le commissaire sembla gêné par cette question à laquelle il n'avait pas de réponse, l'autopsie n'ayant pas encore eu lieu, ou bien ne souhaitait-il pas nous la donner. « Pourquoi cette question, madame Valais ? »
« Parce que j'ai eu l'impression qu'elle était ensanglantée quand elle a surgi de nulle part. »
Je n'avais pour ma part rien remarqué de tel, et Diane ne m'en avait pas parlé auparavant. Le commissaire, toujours sous le choc, déclara qu'il allait se renseigner et qu'il nous informerait dans la mesure du possible.
« Ce n'est peut-être que dans mon imagination. Peut-être que j'essaie de me déculpabiliser en me disant qu'elle était déjà blessée... Vous comprenez ? »
« Oui, je comprends. Mais je vous assure que pour l'instant, je n'ai aucune réponse à vous apporter. »
Ce policier que j'avais trouvé si bourru lors du premier interrogatoire était en réalité plein d'humanité et de bienveillance envers nous, peut être un peu trop ? Nous quittâmes son bureau, la tête farcie d'informations.
En regardant Diane un frisson parcourut ma colonne vertébrale. Quand arriverions-nous à en parler ? La peur de nous enfermer dans nos émotions me traversa. À nos mines détruites, je me dis que nous n'aurions pas dû être si catégoriques en refusant de parler à la psychologue de la police.
Assis dans la voiture qui nous ramenait à l'hôtel, j'aperçus du coin de l'œil Diane secouer la tête à grands coups de « Pfff ! ». Sa tristesse semblait avoir laissé place à de l'agacement. Je ne comprenais pas ce revirement : il y avait à peine quinze minutes, dans le bureau du commissaire, elle pleurait à chaudes larmes - tout comme moi. Et maintenant, la voilà énervée, tendue, comme irritée par quelque chose que j'ignorais. Ces sautes d'humeur ne lui ressemblaient pourtant pas.
— Diane ? me hasardai-je.
Elle me lança un regard plein de colère.
— Ça va ?
— Évidemment que non, ça ne va pas ! On a tué cette jeune femme qui semblait avoir echapé au pire, et j'ai pourtant le sentiment qu'on est pris pour des cons depuis le début de l'enquête.
— Que veux-tu dire par là ?
— N'en parlons pas ici, me dit-elle. Rentrons à l'hôtel, veux-tu ?
À ce moment-là, elle me sourit tendrement, et je compris que sa colère n'était pas dirigée contre moi.
La voiture mise à notre disposition se gara sur le parking de l'hôtel. Nous remerciâmes le chauffeur et nous dirigeâmes sans même nous concerter vers le bar.
— Deux spritz, s'il vous plaît. Nous avons bien besoin de ça...
Sans que nous le sachions, une autre scène se jouait dans la voiture qui nous avait ramenés à l'hôtel. Andréa, bel Italien la cinquantaine florissante, couvrit le grésillement de la ligne en baissant la voix. Son reflet dans le rétroviseur trahissait une tension inhabituelle.
— Patron, ils commencent à se méfier de quelque chose, notamment la femme, Diane. Elle a écourté la conversation mais elle a des doutes.
Un silence à l'autre bout du fil, puis une voix rauque :
— Ces Français jouent aux détetectives ? (un rire sec) Rappelez-vous, Andréa : on étouffe les étincelles avant l'incendie.
Andréa raccrocha, les jointures blanches sur le volant. Par la vitre teintée, il observa Diane qui triturait son verre au bar. Sa main libre glissa vers la photo froissée dans sa poche – Bianca à 12 ans, sourire figé sous le soleil de Reggio.
Annotations
Versions