Chapitre 2 - suite

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Hélène est partie depuis plus d’une heure. Juliette commence à s’inquiéter. Que fait-elle donc dehors, par un froid pareil ? Elle regarde à travers la seule fenêtre de la cuisine, à l’affut d’un mouvement. Rien.

Un coup d’œil sur l’horloge lui rappelle de ne pas perdre de temps. Dix-huit heures dix. Plus que cinquante minutes. Le temps file toujours à toute allure lorsqu'on en a le plus besoin.

— Arnaud ! Descends ! crie-t-elle en direction de l'escalier.

— Pas la peine de hurler, je suis là.

Surprise de le voir surgir de nulle part, Juliette sursaute.

— Où étais-tu passé ? Ça ne te dérange pas de me laisser tout organiser ?

Calmement, Arnaud se regarde dans le miroir de l'entrée, puis se tourne vers elle en lui adressant son plus beau sourire.

— Ça ne se voit pas ? Je me suis fait beau. Pour tes invités... mais surtout pour toi, répond-il en s'approchant d'elle.

Énervée, Juliette le détaille avec attention. Il s'est mis sur son trente-et-un. Elle devine les raisons qui l'ont poussé à faire ces efforts, mais Juliette n'y est pas sensible.

— C’est une soirée toute simple, tu sais. Tu n’avais pas à… Enfin, tu vois..

Elle ne veut pas le blesser et sa tenue soignée répond trop bien aux préparatifs méticuleux de cette soirée. Elle souhaite être parfaite, elle aussi ; mais à côté de lui, avec son jean usé et sa blouse unie, le décalage saute aux yeux. Elle ne peut pas lui dire cela.

— Tu es disposé à m'aider maintenant ? tente-t-elle en diversion.

— Oui ma belle, mais pas avant d’avoir eu un baiser.

Juliette se laisse enlacer. Tandis qu’Arnaud l'embrasse, elle se demande si elle doit mettre des chandeliers. L'horloge la nargue. Il est dix-huit heures et vingt-deux. Le temps file.

Arnaud relâche son étreinte.

— Je m’occupe du salon et toi, tu surveilles la poêlée d’accord ?

— Ça me va. J’ai juste à remuer de temps en temps ?

— C’est exactement ça ! Tu es un chef, tu vois !

Arnaud n’a pas le temps de la retenir : Juliette a déjà disparu. Elle sort tour à tour les assiettes blanches en porcelaine de Limoges, les verres à vin, à eau, les couverts en argent et la carafe en cristal. Elle ajoute des bougies sur de petites coupelles pour créer une atmosphère intimiste. C’est un peu trop, non ? Sûrement. Quand elle reçoit, la jeune femme ne fait pas les choses à moitié. Elle saisit toutes les occasions pour sortir l'argenterie de sa mère. Elle a d'ailleurs de nombreuses anecdotes à ce sujet qu'elle aime raconter lorsque ses invités admirent les beaux couverts. Hélène sera touchée par l’attention. Lucie aussi, si elle vient. Juliette vérifie son téléphone.

Toujours rien.

Intérieurement, la jeune femme se prépare à une déconvenue de dernière minute. Elle le comprendrait. Après hier, elle aurait aimé avoir l’occasion d’en parler avec elle, mais pas ce soir. Impossible. Elle espère au moins pouvoir la rassurer du regard. Seulement, elle n’est pas sûre d’être en mesure de le faire. Même si Juliette a toujours suivi son désir, sans se poser de questions.

En reculant pour contempler la table, l'hôtesse imagine la disposition des convives. Le plus sage serait de placer Hélène à côté de Lucie, et Arnaud à côté de Martin. Ils pourraient ainsi faire connaissance. La division des conversations — écueil fréquent des soirées où chacun se love confortablement dans de longues discussions avec celui qu'il connaît mieux — serait ainsi évitée. Une proposition réfléchie que Juliette ne retient pas. Elle veut être à côté de Lucie. Sinon à quoi rimerait cette soirée ? La table ronde facilite la réflexion. Elle se placera au plus près de la cuisine. Lucie sera à sa droite, Arnaud à sa gauche. Restent Hélène et Martin, qui seront à côté. Parfait ! La jolie brune fait un point sur les préparatifs : disposer le vin sur la table et couper le pain.

Un cri la tire de ses réflexions. Elle se précipite dans la cuisine. Arnaud, la chemise tachée d’éclaboussures de café, une tasse à la main, s'exclame :

— Merde ! Merde ! Merde ! Ta cafetière est merdique !

— Quelle idée de boire un café à cette heure-ci !

— Il n’y a pas d’heure pour le café, rétorque-t-il, agacé.

Juliette saisit un torchon pour tenter de réparer les dégâts, mais le mal est fait. Il est trop tard pour laver la chemise et la faire sécher avant l'arrivée des invités.

— Tu as des affaires de rechange ?

— Non, j'ai lancé une machine.

Alors que Juliette continue à frotter vainement la chemise tâchée, Hélène entre dans la cuisine emmitouflée dans son manteau.

— Vous avez un problème ?

Arnaud se retourne sans un mot et lui désigne sa chemise bicolore. Elle grimace.

— Tu as besoin d’aide, ma chérie ?

— Non, ça ira. J’ai presque fini de toute façon. Tu peux aller te préparer.

— Si tu changes d’avis, je suis dans ma chambre.

Hélène disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Juliette jette un coup d’œil sur son portable. Dix-huit heures et cinquante minutes. Lucie va arriver d'un instant à l'autre. Elle attrape le bras d’Arnaud et le somme de la suivre à l'étage.

Une fois dans sa chambre, elle fonce vers son armoire et l’ouvre en grand. La tête la première, elle fouille dans sa garde-robe. Arnaud l’observe, anxieux.

— C’est hors de question que je mette des habits de gonzesse !

— Tu préfères rester comme ça ?

Arnaud s'apprête à lui répondre, mais rien ne sort de sa bouche. Il n’a pas l’air finaud avec sa chemise imbibée de café.

— Déshabille-toi, j’ai trouvé ce que je cherchais !

Elle brandit une chemise rouge coquelicot, avec des touches de jaune et de bleu. Arnaud écarte les yeux de surprise.

— Non, non, non, dit-il en reculant. C’est hors de question !

— Tu n’as pas le choix. C’était pour une soirée à thème. Au moins, ce n’est pas un vêtement de gonzesse. Satisfait ?

Arnaud attrape la chemise à contrecœur.

— Habille-toi vite, je vais nettoyer le sol de la cuisine.

En dévalant les escaliers, Juliette entend la sonnette. Elle fonce dans la cuisine, saisit une serpillière et éponge le sol à toute vitesse. Puis elle se dirige vers la porte d’entrée. Avant de l’ouvrir, elle remet en place sa frange et vérifie l’état général de sa blouse. Elle n’a oublié aucun détail. Lucie est finalement venue. Son stress monte d'un cran.

Un froid glacial s'engouffre dans l'entrée. Juliette culpabilise. Un sentiment aussitôt oublié quand elle croise le regard de Lucie. Elle ne voit qu'elle et s'inquiète des rougeurs sur les joues de son amie. Sans réfléchir, elle y pose ses mains, et les laisse de longues secondes contre ses pommettes glacées. Lucie ne se dérobe pas.

Au bout d’un moment, Lucie glisse un regard gêné vers son mari, resté en retrait, un bouquet de fleurs entre les mains. Juliette se ressaisit aussitôt en retirant ses mains pour les porter vers le présent. Elle regarde Martin pour la première fois. Il est plus banal que ce qu’elle imaginait. Pas laid, non — juste quelconque. Le genre d’homme qu’on croise sans le remarquer, avec sa veste trop sage et son air fatigué. À côté de Lucie, il semble presque effacé, comme si la lumière ne tombait pas sur lui. Un mari ordinaire, poli, un peu raide. Trop normal pour être intéressant, trop discret pour déranger. Pourtant, quelque chose dans son regard accroche — un éclat bref, fragile, qu’elle ne s’explique pas.

Elle se souvient des mots qu’avait utilisés son amie pour le décrire : « un ours charmant quand il le veut bien ». Des notes fruitées titillent ses narines, des senteurs riches que seul un parfum peut diffuser. Juliette esquisse un sourire. Martin l’observe, elle détourne son visage. Lucie pousse son mari vers le salon. Juliette respire. Elle utilise l’excuse des fleurs pour s’absenter quelques minutes dans la cuisine. Elle doit se ressaisir. Maintenant, dès que tu franchiras le seuil de la cuisine, tu seras la meilleure des hôtesses, Juliette.

Après avoir pris une longue inspiration, elle glisse les fleurs dans un vase et emporte la corbeille de pain. En arrivant dans le salon, Lucie triture ses doigts. Son cœur se resserre.

En déposant le vase au centre de la table, une onde discrète se propage, effleurant la surface comme un souffle retenu. L’eau frissonne sous la lumière. Juliette s’y voit un instant — trouble, déformée, presque absente. Ses doigts tremblent sans qu’elle comprenne pourquoi.

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