Chapitre 3

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Sur la ligne de départ, les élèves s'échauffent. Hélène lève et baisse les épaules, trois fois, toujours trois. Son rituel. Elle vérifie la tension de ses lacets, ajuste sa montre. Elle ferme les yeux une seconde, écoute son cœur battre dans ses tempes. Le monde se resserre à ce rythme-là. Une atmosphère électrique plane sur la dernière course de la journée, la plus attendue : celle des terminales. Hélène, déjà en position, brûle d’impatience. À elle l’Australie.

Ce soir-là, la carte du monde s’étalait entre les verres et les miettes de pain.
La main de sa mère s’était posée sur l’Australie : “Seulement si tu gagnes.” Hélène n’avait rien répondu. Elle savait déjà. Depuis la sixième, elle cueillait les premières places comme d’autres cueillent des médailles. Un cornet, un film, un rire ; des récompenses d’enfant.

Cette fois, c’est le monde qu’elle veut en dessert. Hélène doit gagner.

Autour d’elle, les autres la guettent. Pas un mot, mais leurs yeux les trahissent. On ne parle jamais d’Hélène avant la course. On attend qu’elle parte. Elle a ce silence d’avant la tempête. Elle n’attend plus qu’un signal pour brûler la piste et partir en tête. Ses concurrents se jettent des coups d’œil et l’observent à la dérobée, tandis qu’elle fixe un point imaginaire, droit devant. Rien ne doit la perturber. Concentration ultime. Inspiration — expiration. Ce n’est plus qu’une question de secondes. Le professeur responsable du départ a encore le nez dans sa liasse de papiers. Les autres classes encouragent les participants. Des prénoms fusent, des sobriquets aussi, accompagnés de salves de rires. Le public est bouillant. Mais sur la ligne de départ, personne ne bronche. Personne sauf la fille de la boulangère. Elle gémit, juste à côté d’Hélène, pour une raison inconnue. Ce gémissement continu, collé à son oreille, c’est le son du renoncement, et Hélène hait ceux qui abdiquent.

Depuis un mois, elle parcourt le même tracé. Elle connaît chaque virage, chaque racine qui dépasse dans le bois. Le matin, elle regarde le ciel avant même de déjeuner. Le vent, la pluie, la température : tout compte. Aujourd’hui, le sol est presque sec, ses chaussures sont parfaites. Elle est prête. Trop prête, peut-être.

Une fébrilité inattendue la traverse. Elle redoute de perdre. On ne gagne vraiment qu’une fois. Les autres victoires ne sont que des répétitions d’un exploit déjà réalisé, la conservation d’une place menacée. Mais il reste le prix promis par ses parents, et cette fois, il est fabuleux. L’enjeu est de taille et ajoute du stress là où d’habitude, elle n’en ressent aucun. Une vague de chuchotements dans les rangs des spectateurs annonce que la course va commencer. Hélène jette un coup d’œil au professeur : un sifflet dans la bouche, la liasse de papiers à ses pieds. Cinq petits kilomètres, une formalité. Mais il a plu la veille, et dans le bois, c’est la gadoue et les gamelles qui les attendent. Le professeur lève le bras, la main à plat. Sa voisine éternue — et Hélène part.

— Faux départ ! hurle le professeur.

Hélène a déjà parcouru une cinquantaine de mètres avant de comprendre que le message lui est adressé. En regagnant sa position, elle entend les rires la raccompagner. Elle serre les poings, tête baissée. Un éclat de voix perce :

— Alors, Speedy Gonzales ! Besoin d’avance ?

Le nom rebondit dans l’air, répété, transformé en écho. Speedy. Gonzales. Hélène ne voit plus que des bouches ouvertes. Le mot se colle à sa peau comme une insulte tatouée. Hélène ne relève pas. Ses poings se ferment le long de son corps. Elle ne veut pas savoir qui a parlé. Mettre un visage sur cette moquerie la blesserait à coup sûr. D’un autre côté, cette voix non identifiée lui donne l’impression de venir de la foule toute entière.

Une douleur diffuse dans l’abdomen refait surface. Elle était déjà là, en sourdine, Hélène la tenait sous contrôle jusqu’à présent. Mais elle prend le dessus, grandit encore. Sa cage thoracique devient trop petite. Hélène se concentre sur son point imaginaire, au loin. Redresser la tête est une épreuve — sur sa droite, les spectateurs la montrent du doigt en souriant. La fille de la boulangère renifle, en plus de gémir. Hélène n’entend plus que ça. Ce bruit bourdonne dans sa tête.

— Arrête de faire ça !

— Quoi ?

— C’est insupportable ! crache Hélène.

— Je…

— Tu me déconcentres ! C’est à cause de toi si j’ai fait un faux départ ! Si tu n’es pas capable de courir, t’avais qu’à dire que t’étais malade et pas faire chier les autres !

— Silence sur la ligne de départ ! hurle le professeur.

La fille ne répond pas, mais se met à sangloter. La chouineuse par excellence. Action déloyale, typique des jeunes filles à l’innocence factice. Hélène roule des yeux et souffle. Ce n’est pas elle qu’Hélène déteste. C’est ce qu’elle aurait pu devenir si elle avait un jour renoncé.

— Hé, Speedy Gonzales ! Tu es contente de toi ? Tu t’es vautrée toute seule, alors ne va pas mettre ça sur le dos des autres !

Hélène se fige. La fille de la boulangère murmure un petit merci timide, tourne la tête vers la voix masculine, et sourit. Hélène a envie de la frapper — elle, et celui qui se cache derrière elle. Ce justicier de pacotille. Et tous les autres aussi, ceux qui rient, ceux qui la pointent du doigt, ceux qui la nomment Speedy Gonzales juste parce qu’elle veut gagner.

— Tenez-vous prêts, annonce enfin le professeur.

Hélène chasse de son esprit les dernières minutes. C’est le moment qu’elle attend, son moment, celui pour lequel elle s’est préparée consciencieusement.

— Tu as vraiment un gros cul, Speedy Gonzales ! Comment tu fais pour courir avec ce truc énorme ? Je ne vois plus la piste !

La chouineuse pouffe de rire, d’autres aussi. La voix dans le dos d’Hélène a parlé fort, assez pour que tout le monde entende. Le professeur siffle, son bras s’abat. Top départ ! Tous les élèves s’élancent. Un coup d’épaule la déstabilise et lui fait rater sa lancée. Elle fusille du regard le garçon fautif qui la dépasse avec un rictus provocateur.

— Ton cul est à la traîne, Speedy Gonzales !

Les rires éclatent à nouveau. Le filon est inépuisable. Hélène ralentit sans s’en rendre compte. Même la chouineuse est devant. Presque à l’arrêt, elle fixe le peloton de tête, déjà loin.

— Hélène ! Vous faites quoi là ? Allez ! C’est le moment de courir ! encourage le professeur.

Elle repart à petites foulées. Ses bras tranchent l’air. Le monde se rétrécit à la cadence de ses pas. Une brûlure dans la gorge, la terre qui colle, les muscles qui hurlent. Elle court pour s’arracher à la honte. Elle dépasse la chouineuse sans même lui accorder un regard. Plus loin, les cris changent de ton.

— Speedy Gonzales ! Speedy Gonzales !

Elle accélère encore. Ce n’est plus une course : c’est un combat pour redevenir invisible. Elle manque d’air. La douleur compresse son abdomen. Elle rejoint le peloton de tête. Il ne reste qu’une ligne droite et, au fond, le portail qui mène au bois. Elle peut tracer, prendre l’avance qu’elle s’est fixée. Mais dans son champ de vision subsiste un grain de sable — la voix inconnue, plus tout à fait inconnue. C’est un garçon d’une autre classe, ni populaire ni rien d’autre, juste un élève lambda qui s’est senti pousser des ailes. Ils se sont déjà croisés, sans doute : dans les couloirs, au self, au cinéma. Il n’est personne en particulier. Et Personne ne gâchera pas son moment. Une fois dans les bois, sans public, il n’a plus autant d’ardeur à la provoquer. Sa bouche pend, son souffle est court, mais il ne lâche rien. Il colle Hélène sans la dépasser. Elle souffre aussi à cause du sol glissant, trébuche deux fois, mais ne laisse rien paraître. Son visage reste fermé, sans émotion. Ils sont cinq au coude-à-coude, puis trois sur les derniers mètres. Les élèves crient, agitent leurs bras. Sprint final sous les applaudissements. Hélène franchit la ligne d’arrivée la première, suivie de près par Personne et un autre garçon.

Elle attrape une bouteille d’eau et la tend à son adversaire, plié en deux, les mains sur les genoux.

— Je ne savais pas que tu aimais mon gros cul au point de finir deuxième, assène-t-elle.

Personne envoie valser la bouteille au loin. Hélène se retourne, satisfaite. Elle avance, menton haut, malgré la douleur dans sa poitrine. Qu’ils rient, qu’ils parlent : elle a gagné.

Pas eux.

L’Australie l’attend.

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