Chapitre 3 - suite

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Hélène émerge d’une sieste qu’elle aurait voulu prolonger. Le corps la retient encore, lesté du voyage. Elle n'est plus assez jeune pour supporter les trajets dans un confort sommaire. Elle s'est installée trop vite dans une vie sédentaire. Elle, la baroudeuse. À moins que ce ne soit à cause de la balade dans le quartier de son enfance. Elle n’avait pas osé y retourner. Assise sur un banc, Hélène s'est contentée d'observer les voitures défiler et les enfants jouer dans le square qu'elle avait autrefois fréquenté. Les jeux avaient été remplacés par des structures en bois mais les arbres étaient restés, identiques à ses souvenirs. Ici elle avait rencontré sa meilleure amie, Irène, la mère de Juliette. Ici, elles s’étaient battues avec des branches de saule, ici elles avaient enterré un oiseau — leur première promesse d’éternité.

C’était avant le départ d'Hélène pour l'Australie. Voyage qui avait tout changé. Du mois convenu, la durée du voyage s'était étendue à l'été, puis à l'année sabbatique. Hélène avait finalement renoncé à entreprendre des études. Elle désirait voyager, quitte à enchaîner des petits boulots pour être indépendante. Qu'y avait-il plus loin ? Au-delà de la rue, de la ville, de la frontière, de l'autre côté du monde ? Une vie ne suffirait pas pour assouvir sa curiosité. Cela ne lui faisait pas peur, au contraire. Elle avait choisi sa vie, et personne n’avait su l’en détourner. Ni ses parents, ni Irène. Elle les avait laissés là, dans ce patelin qui ne lui offrait plus assez de distractions.

Irène était tombée enceinte à dix-sept ans — accident de parcours. Elle avait élevé presque seule sa fille Juliette. Puis elle avait eu un autre accident — de la route. Plongée dans un coma artificiel pendant de longs mois, elle avait fini par s'éteindre. Hélène l'accompagna, bien sûr, se fut l'occasion de découvrir l'adolescente révoltée qu'elle ne connaissait qu'à travers les lettres de son amie. L'une et l’autre avaient dû apprendre à se connaître dans une réalité faites d'aller-retours au chevet d'Irène.

Dès lors, Hélène avait moins voyagé. Elle se sentait responsable de Juliette qui était devenue l’enfant qu’elle n’avait jamais eu. Hélène se plaisait à accompagner, comme le ferait une marraine, bien qu'elle n'en eût pas le titre, cette jeune fille qu'elle aimait et qui ressemblait par bien des façons à sa mère. Hélène avait plaisir à la regarder vivre, à l'écouter, à l'encourager. Elle revivait à travers elle un peu de son enfance et de sa complicité avec Irène.

À présent, la jeune femme se détachait du souvenir de son amie. Juliette devenait peu à peu Juliette, et uniquement Juliette. Sacrée jeune femme, d'ailleurs ! Hélène cessait de voir en elle le reflet d’une mémoire qui s’évanouissait, à mesure que de nouveaux souvenirs se créaient.

Des éclats de voix montent du rez-de-chaussée. Hélène rejoint le lavabo de la chambre pour retoucher son maquillage. Elle attache ses cheveux en chignon, avant de passer une robe bleu marine ample, qui met en valeur son décolleté. Ni trop habillée, ni trop simple. Elle fait honneur à son hôtesse. Sûrement la plus âgée, elle refuse d'être la pièce rapportée. Elle descend les escaliers avec précaution, d'autant que sa robe virevolte et lui masque les marches.

À pas de loup, elle arrive à l’embrasure du salon. Elle balaie les invités des yeux, sans qu’ils ne perçoivent sa présence. Juliette est absorbée par la conversation d’une jolie blonde, tandis qu’Arnaud vide d’un trait son verre de vin. D’où sort cette chemise ? On dirait une vieillerie des années quatre-vingt ! Puis ses yeux se posent sur un homme qui regarde avec envie les amuse-gueules. Ce regard si sérieux. Le cœur d’Hélène bondit violemment. Elle exécute deux pas en arrière qui l’abrite des regards.

Martin.

Le monde se resserre.

Tout devient flou. Même l’air semble se retenir.

Que fait-il ici ? Le sang bat à ses tempes. Elle reste immobile, comme si le passé venait de franchir le seuil.

Elle se serre contre le montant de la porte et attend, n’osant pas se faire remarquer alors que son cœur continue de battre la chamade. Martin finit par l'apercevoir et s’étrangle avec la quiche qu’il vient d’avaler. Soudain, tout le monde s’agite. Hélène voudrait juste s’asseoir au plus vite. Mais elle ne peut pas échapper aux présentations.

En s’approchant de lui, elle attend un mot, un geste de reconnaissance. Elle veut s'adapter : s’il préfère l’ignorer, alors elle acceptera sa décision, soulagée. S’il préfère la reconnaître, que lui dira-t-elle alors ?

Leurs joues se sont à peine effleurées que Martin se rassoit en parlant dans sa barbe. Hélène se laisse tomber dans le fauteuil, feint la décontraction.
Son cœur bat trop vite pour une simple bise.

Elle lance des regards discrets dans sa direction, sans succès. Tête baissée, il n'ose plus lever les yeux. Lucie essaie de lui faire la conversation, mais Hélène n’est pas attentive. Elle aimerait se lever, attraper la manche de Martin et sortir dans le froid pour pouvoir lui parler, seul à seul. Mais elle ne peut pas. Elle doit juste rester assise, sourire, et répondre poliment quand on lui pose une question. Elle doit rester à sa place. Ses pensées se bousculent, et la patience n'a jamais fait partie de ses qualités.

Plus l’apéritif avance et plus elle ose regarder ouvertement Martin, qui n’en finit pas de fuir son regard. Martin garde le dos droit, trop droit, comme s’il se tenait encore sur la défensive.
Sa barbe a blanchi par endroits, mais sa bouche est restée la même — ce pli discret quand il retient une parole.
Elle se souvient.
Rien n’a vraiment changé, sinon ce qu’elle ressent : une peur douce, un vertige, comme si tout renaissait malgré elle. Et cette façon de ne pas la regarder, qui lui serre le cœur plus sûrement que tous les mots. Il n’a pas changé.

Quand Juliette annonce le début du dîner, chacun se lève pour se diriger vers la salle à manger. Hélène doit s’y prendre à deux fois, ses jambes se dérobent.

— Lucie, installe-toi ici, dit doucement Juliette, Hélène à côté, puis Martin, et Arnaud tu seras là. Cela vous convient ?

Martin s’agite, prend appui sur le dos.

— J'aimerais être à côté de ma femme.

Il y a quelque chose de suppliant dans sa voix.

— Mais on est à la même table, chéri, ça ne change rien voyons.

— Si, ça change tout, réplique Martin.

— Arrête, s’il te plaît, on dirait un gosse capricieux !

Sans dire un mot, Martin s’installe le premier à la place qui lui a été attribuée, suivi par Arnaud qui semble retrouver le sourire.

— Bienvenue au club des emmerdés, mec !

Elle devine qu’il n’en relèvera rien. Ce n’est pas son genre. Il n'a pas envie de se faire un ami ce soir et se terre dans un silence tendu. Hélène s’installe à côté de lui avec délicatesse, en prenant soin de ne pas l’effleurer. Elle regarde ses doigts longs et fins pour un homme, qui jouent avec les couverts. Elle jette des coups d’œil à son profil ; Martin s’obstine à ne pas tourner la tête dans sa direction.

Une mèche grise accroche la lumière sur sa tempe. Ce détail la traverse.
Elle détourne les yeux. Le cœur battant trop fort pour si peu.

Et pourtant, sous le tremblement discret de son cœur, quelque chose recommence.

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